Ulysse Mars : la voix de Sainte-Anne

Il arpente les scènes des bistros rennais depuis de nombreuses années avec sa guitare : Ulysse Mars aime les mots mis en musique, et vient de sortir son 1er EP. Portrait.

 

■ Depuis combien d’années occupes-tu les scènes des bistros rennais ?

Onze ans ! Depuis mon arrivée à Rennes… En fait d’ »occupation », j’ai surtout officié à la Cour des Miracles, bar pour lequel j’étais salarié. J’y ai organisé, en tant que monsieur loyal et musicien, des jams de jazz et des « sessions chansons françaises » tous les lundis pendant six ans. Pour le reste, et en me complaisant dans cette terminologie martiale que vous avez choisie, je me suis borné à de simples expéditions punitives dans les troquets en marge de Sainte-Anne. Je crois bien les avoir tous faits, seul, en groupe ou en jam.

©GaelLeNy

Ulysse Mars par le photographe Gaël Le Ny

■ Avec toutes ces dates, est-ce que tu aurais une ou deux anecdotes amusantes à nous raconter ?

J’en aurais moult ! Tous les lundis pendant six ans… J’ai des souvenirs. Il faut dire que c’était un heureux décor pour ma jeunesse. Certains soirs étaient – je le confesse – peut-être plus avinés que musicaux. Je ne bois plus… je peux le dire avec la quiétude du repenti.

Un soir que je finissais de jouer un solo à la guitare, et que le morceau s’achève, Christian « Chapeau » m’interpelle. Christian était un habitué notoire (aujourd’hui décédé…), que j’aimais beaucoup pour avoir avec lui partagé de sacrées fins de nuits. C’était un personnage… exubérant. Il avait son caractère, et disons-le avec le tact qu’il ne possédait pas, c’était parfois une sacrée tête de c…  Cette histoire se passe quand j’avais 23 ans. J’étais alors assez grassouillet (c’est une donnée nécessaire à la poursuite du récit).  Mon morceau s’achève, le public applaudit, et Christian choisit le retour du silence pour briser mon osmose d’avec la salle, en clamant à la cantonade, dans l’intention sans doute de m’adresser un compliment : « On ne croirait pas qu’il peut jouer si vite avec ses petits doigts boudinés… » Et tout le monde de rire aux éclats. Je ne savais plus où les foutre mes petits doigts boudinés !

« Nous avons connu des foirages merveilleux »

Il y en aurait d’autres… Cette petite bonne femme sortie de nulle part, soixante-dix bien frappés, autant de kilos sur un mètre cinquante, qui se dandine comme une jeune fille en fleur en hurlant Piaf. La salle qui pouffe un peu, après avoir hésité longtemps sur l’attitude à adopter. Et puis… tout craque. Les rires se déchaînent. Les tables rient à gorge déployée. Et la chanteuse, elle, tient son rôle et joue le jeu jusqu’au bout, mettant les rieurs de son côté, reprenant le rire comme une partie de sa performance. C’était une belle leçon.
À l’instar de notre ami Steven, qui magnifia son foirage de « Ta Katie t’a quitté ».  Il monte sur scène, tremble un peu, se trompe dans les accords, puis dans les paroles, puis à nouveau dans les accords, puis enfin c’est la mélodie qui lui échappe. Il s’arrête. Son physique de grand tendre, sa façon d’être un peu spectateur de lui-même, gauche et penaud, attendrissent en même temps qu’ils amusent. Il recommence. Nos nerfs démissionnent. On n’en peut plus de rire et rire. Il ne se démonte pas et finit sa chanson. Il y avait trente personnes hilares à savourer ce moment. Lui était grandiose, dans le burlesque. Il aurait fallu un grand comédien pour « le faire exprès » et l’assumer tel qu’il l’a fait. Nous avons connu des foirages merveilleux qui sont les meilleurs souvenirs de mes sessions en bar. L’erreur, le rire devenant la porte de sortie, l’émotion à s’offrir en partage.

 

■ La chanson française à textes n’est pas spécialement en vogue ; comment tu expliquerais ce goût pour le contre-courant ? Et te souviens-tu de la chanson (ou l’artiste) qui t’aurait poussé là-dedans ?

session-chansonJ’ai une immense passion, sincère et dévorante, pour la musique. Peu importe le courant et le contre-courant. J’en écoute de toutes sortes : de plusieurs esthétiques, avec plusieurs intrumentarium, dans plusieurs langues, héritées de différents siècles. Je n’écoute pas la même selon que je danse, que je sois seul, que je me réveille ou que je m’endorme, que j’aie envie de rire ou de pleurer, de réfléchir ou de me détendre, etc. Et Dieu soit loué, il y a de tout pour faire le monde. Ma passion pour la chanson n’est pas une question de « goût pour le contre-courant », mais un goût parmi d’autres, que je dois, comme les autres, à des hasards et des rencontres.

Maintenant, se pose la question de créer, et pourquoi sous cette forme-là. Ce qui m’émeut au paroxysme dans la musique chantée, et que je voudrais donc essayer d’incarner, se produit quand un artiste chantant arrive à faire émerger le plus profond de lui-même à la surface d’une chanson, en faisant corps avec l’histoire de sa culture, celle des musiciens qui l’accompagnent, sa langue, sa technique, son public, dans le moment de sa prestation. Voilà le but de ma quête. Je ne doute pas qu’on puisse atteindre ce résultat dans une autre langue et une autre culture que la sienne, mais moi, je ne pourrais pas. Cet espoir de chanter « juste » (à tous les points de vue : musical et émotionnel ), je ne peux l’atteindre que dans ma langue, par souci d’authenticité. Cela n’empêche pas que je vivrais malheureux sans le portugais de Chico Buarque et Cartola, l’arabe d’Oum Kalthoum, l’américain des Billie Holliday, l’italien de Buscaglione, le russe de Vissotsky et tant d’autres…
Sitôt qu’on crée de la musique en français, on se voit estampillé « chanson française ». Bhé ça me va… Mais l’honnêteté me pousse à dire que ma démarche n’est pas de faire de la chanson française pour faire de la chanson française. J’aime profondément le répertoire classique qui correspond à cette appellation-là, mais je préfère Brel, Barbara, Brassens, Reggiani, Vian et beaucoup d’autres à la « Chanson française » en tant que genre, de même que je préfère Django Reinhardt au « jazz manouche » et les Beatles à la « pop ». Le cœur d’une œuvre n’est pas dans son esthétique, qui n’est pour moi qu’une contingence, et les grands artistes en la sublimant, la dépassent.

« Un texte se lit, une chanson se chante (…) »

L’artiste que j’aime le mieux au monde, et donc a fortiori de cette tradition-là, demeure Jacques Brel. Depuis l’âge de 6 ans, je n’en finis pas de retomber amoureux.

Par Brel, j’en viens au dernier point de ma réponse : je ne crois pas qu’il puisse être rangé dans la catégorie « de la chanson à texte » (ni moi humblement à sa suite). J’ai toujours eu horreur de cette expression. Elle n’a engendré qu’une chanson chiante et cérébrale. En étant juste, on devrait dire que Brel, c’est une chanson « à mélodie », « à arrangement » (grâce aux orchestrations merveilleuses de Jouannest et Rauber), « à vidéo », « à corps suant », « à voix merveilleuse », « à paroles claquantes et expressives », « à image », « à émotion », ce que vous voudrez, mais pas « à texte ». Un texte se lit, une chanson se chante, et quelques fois « bonjour », « je t’aime », « adieu » suffisent à créer un climat, une atmosphère plus riche et évocatrice qu’une logorrhée interminable d’alexandrins. Qu’on ne me sorte pas l’exemple de Brassens histoire de contredire ! Brassens est un merveilleux compositeur et mélodiste, et sa voix, chaude et rassurante. Tout cela est au moins responsable pour moitié de son succès. Je soutiens même que la plupart des gens ne comprennent pas ses textes. Je ne dis pas que les gens sont débiles, mais que ses textes sont compliqués. Adolescent, je me souviens que je ne comprenais que pouic. Pourtant, les mélodies, le son, sa voix, ses attitudes avaient su me plaire. Brassens, ce n’est donc pas de la chanson à texte non plus.

 

Tu as sorti un EP de 5 titres ; nous savons qu’il dort dans les tiroirs depuis un moment et paf, le voilà à prix libre sur la toile ; nous avons le temps de lire l’aventure de ce disque. Peux-tu nous la raconter ?

ulysse-mars-chansonsIl ne dort pas dans les tiroirs depuis si longtemps, médisante ! C’est sa gestation qui a pris beaucoup de temps… Au point que je me cachais de certains créanciers. Croyant être prêt à le réaliser, j’avais souscrit un financement participatif, il y a de cela… quatre ans ! Certains trouvaient le temps long ! Mais cette première tentative ne fut qu’une façon de prendre rendez-vous avec la réalité. Je suis heureux de m’être borné à un tête-à-tête avec elle, et que notre entrevue se soit passée d’auditeurs. En d’autres termes, d’avoir pris le temps qu’il fallait. La première tentative de disque était très mauvaise. Le temps d’apprendre un tas de choses, de rencontrer d’heureux collaborateurs, de progresser en chant, de tirer les leçons de mes erreurs, de réessayer, et nous voici quatre ans plus tard, avec un cinq titres que j’aime bien.
L’aventure de ce disque, c’est le parcours d’un musicien qui s’est construit dans le doute, sur des erreurs. Être amoureux de mille musiques peut comporter certains effets secondaires : une difficulté à s’organiser autour d’un projet, et à choisir entre différentes pratiques. J’ai mis du temps à me situer moi-même.

Ma grande chance fut d’être sélectionné pour deux résidences au Relais Culturel de Ducey, avec Musique Expérience. J’eus pour la première fois la possibilité de travailler mes chansons avec des professionnels. D’être pris… « au sérieux », et d’être payé pour ce que je faisais. Il y avait là François Lemonnier jouant le rôle du metteur en scène, Rivo Ralison et François Beaujour qui s’occupaient du son, et les musiciens avec lesquels j’œuvre, Erwan Fauchard, Jean-Baptiste André et Joris Viquesnel, disponibles à temps-plein pour ce travail. Nous travaillions via une caméra qui nous filmait en permanence. Ce fut très enrichissant.  C’est là-bas que nous avons enregistré la partie instrumentale de l’EP. J’y eus le temps et les moyens de faire valoir mes idées. Pour moi, c’était une première. Ma façon de concevoir la chanson n’est pas « évidente ». Ce genre d’expérience marque une étape importante. En cinq jours, nous avons pu faire aboutir des désirs et des projections qui sommeillaient en moi depuis Mathusalem. Trouver les moyens reste une vraie difficulté, et ce genre de structure un oasis précieux.

« J’ai l’habitude de me confiner moi-même »

 

■ Comment un musicien amoureux des bistros conviviaux vit le confinement ? Est-ce tant que ça un espace de création possible ?

ulysse-mars-babazulaJe le vis bien, parce que j’ai un jardin, et que mes voisins sont absents. Cela tient à peu de choses. Je pense que c’est un espace de création quand on dispose des moyens qui octroient de l’organiser en tant que tel. Un appartement ouvert sur la beauté d’un pêcher en fleur, ainsi qu’une relative quiétude le permettent. Il n’y a pas de mystère à propos de confinement, il souligne les inégalités sociales. Je suis Rsiste, mais bien organisé, et favorisé par le sort, alors ça va. Et puis j’ai l’habitude de me confiner moi-même pour écrire et travailler, comme tous les musiciens, et ce, même si je sors beaucoup. La difficulté, pour l’amoureux des bistrots, c’est plutôt de se confiner quand tout le monde est dehors. En ce moment, nulle promesse d’amour ou d’amitié ne vous détourne de votre destin de créateur maudit, cela vous enlève la peur de manquer une fête, un amour, une journée au soleil. C’est… plus facile !

Oui, parfois le lointain fantasme de « m’asseoir à une terrasse » et de « commander un café » comme « dans le temps » (mon Dieu, les jeunes ne doivent rien comprendre…) m’étreint, mais je me dis que je n’y retournerai que plus amoureux des cafés et des cohues, avec de nouvelles chansons à leur chanter.

■ Il y a eu récemment une vague coup de gueule des collectifs organisateurs de concerts face à la politique de la métropole rennaise ; là, la pandémie de coronavirus fermant les cafés, annulant les festivals… difficile d’y voir clair mais comment perçois-tu la sortie du confinement ? Aurais-tu des idées (même utopiques) pour que la musique indépendante survive à 2020 ?

Ouh là : non ! Je suis dépassé. Je dois bien reconnaître que ce scénario de pandémie globale m’a surpris complètement. Je suis disqualifié pour le championnat du monde de visionnariat. Qui sait jusqu’où iront les conséquences ? Peut-être que la musique ne sera plus notre souci majeur, d’ici très peu de temps. Pour l’instant, j’écoute et je regarde. Ce que je sais, c’est que je vivrais avec elle quoi qu’il arrive, et que la Vie sans elle ne m’intéresserait pas. Mais cela me permettra-t-il de la porter plus loin que ma chambre ? Je suis dans l’impossibilité de répondre. Pour ce qui est des fermetures de cafés, des festivals, de la politique de la métropole rennaise, nous sommes suspendus à la suite. Difficile d’y voir clair. Je m’inquiète pour mes amis, patrons de petits bars et intermittents. Il me semble qu’il y a un ordre des problématiques. J’attends de comprendre « l’étendue des dégâts ». Ensuite viendra le temps de parler peut-être de la « politique de la métropole rennaise ». Pour l’heure, cela me semble dérisoire, malheureusement.

■ C’est quoi ton livre de chevet ?

Je préviens que j’ai une imposante table de chevet. Il y a trois livres dans lesquels je picore fréquemment :

- À la recherche du temps perdu, je fais suer mes amis avec. Je suis un proustien pratiquant. Il m’arrive fréquemment  d’y relire des pages au hasard. C’est toujours fabuleux.  À pleurer de rire en particulier. Je m’étonne qu’on ne parle jamais de l’humour de Proust, mais c’est un des plus grands auteurs comiques qu’il m’ait été donné de lire. Tout dans ce livre est fécond. C’est une lecture qui continue de vivre en vous, malgré vous, qu’on est heureux de retrouver, mais qui demeure en vous de toute façon. Bon Dieu, c’est merveilleux. Que dire de plus ?

- Sido, Le pur et l’impur, La naissance du jour, je suis amoureux de Colette, et je n’en finis pas de m’abreuver à ses livres. Par intermittence, je relis les plus belles pages de ces trois livres, qui sont les plus belles pages qu’il m’ait été donné de lire tout court. Si je poussais le bouchon, je rajouterais Mitsou et La retraite sentimentale, pour les dernières pages sur le deuil. C’est le style de français que j’aime le mieux, tous écrivains confondus.

- Voyage au bout de la nuit, et Mort à crédit, un esprit généreux m’avait offert l’édition de la Pléiade regroupant ces deux ouvrages. La base ! Bon, c’est le grand poète en prose du XXᵉ siècle. Je lis ça comme du petit lait. Idem que les autres, il est à portée de ma main en permanence, et je lui rends des visites régulières.

Pour mon confinement, j’ai choisi d’orienter mes lectures vers des livres que mes amis m’avaient offerts, et que je n’avais pas encore pris le temps de lire. Pour l’instant, c’est Berlin Alexanderplatz de Döblin qui m’a époustouflé. Chef-d’œuvre épouvantable, mais chef-d’œuvre quand même !

 

■ Quel serait ton dernier coup de cœur musical ?

Mais bon Dieu ! Un n’est pas assez. Je le fais en quatre points rapides.

1 -  J’ai commencé à m’intéresser à Oum Kalthoum par hasard et je l’écoute en boucle.

2 – La chanson « Ti Roger » par les Pythons de la Fournaise. C’est un morceau merveilleux que je pourrais entendre cent mille fois d’affilée. Merci à Charly de l’Arvor pour cette heureuse suggestion.

3 – La compilation Par les damnés de la terre assemblée par Rocé, qui compile des chants francophones d’artistes dont le point de « rassemblance » est d’avoir vécu sous le joug de la colonisation française. C’est une pépite musicale et historique. Un travail extrêmement précieux. J’aime particulièrement le chanteur haïtien Manno Charlemagne.

4 – Le virtuose de la guitare Sébastien Giniaux, de renommée mondiale, pour l’ensemble de son œuvre, et parce qu’il nous fait la gentillesse à nous autres Rennais, d’être souvent dans le coin. C’est une bénédiction que de pouvoir l’entendre jouer. Il passe quelque fois aux jams manouches du Lazarus. Si vous n’avez pas le bonheur de l’entendre le soir où vous vous y rendez, il y a une myriade de collaborations, de vidéos en lecture libre sur la toile, et l’album La mélodie des choses que je vous conseille tout particulièrement.

L’EP d’Ulysse Mars // Suivre les sessions chansons

 

 

One comment

  1. siloret /

    bien bien bien c’est très bien B R A V O bravo

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