Antigone, de Jop : une BD, qu’on lit d’une traite, sur l’éternelle (et parfois fatale) fidélité qu’on accorde aux valeurs qui nous guident. Chronique et interview.
Antigone (avant encrage et couleur) en bien mauvaise posture…
Dans les versions de Sophocle et d’Anouilh, Antigone est la nièce d’un tyran, Créon, roi de Thèbes. Elle lui désobéit pour offrir, sinon une sépulture, au moins, une poignée de terre, au cadavre de son frère Polynice livré en pâture aux charognards.
Dans la version de Jop (ci-contre en dédicace lors du récent salon Rue des Livres, saisi par l’objectif de la talentueuse Karine Baudot), Antigone mâche du chewing-gum et porte aux pieds des rangers. Elle est la nièce, révoltée, du préfet de police. Celui-ci pilote la mise au pas, manu militari (et nuitamment), de la Zad du Marronnier jaune, dont l’on devine que les tentatives d’expulsion ont déjà provoqué un mort et qu’Antigone en porte le deuil.
L’histoire tragique multi-séculaire d’Antigone est ici revisitée. Le pouvoir politique arbitraire, incarné par un préfet sans scrupule, ne supporte pas la contradiction et anéantit ses opposants, n’étant pas à une vie près pour mener à leurs termes des projets, contestables, de développement économique. Cette Antigone du XXIe siècle, en résistant farouchement, en désobéissant à son oncle, en se sacrifiant sans hésitation, reprend bellement le flambeau de l’héroïque insoumission qui est le ferment sacré de toutes nos libertés.
- Les occupants des Zones à défendre (Zad), dans la presse mainstream, sont considérés comme des assistés, des contestataires bornés ultra-violents, des ennemis de l’ordre public républicain, des hippies arriérés, des fainéants aux cheveux sales, des khmers verts sans idées politiques, etc. Les réhabiliter, leur donner voix au chapitre, représente un travail de titan ! Combien de BD, d’opéras, de pièces de théâtre grand-guignolesques ou d’essais philosophiques seront encore nécessaires ?
Jop : En effet, il y a du boulot. Pour autant, depuis quelques années, il y a eu quand même beaucoup d’artistes, d’auteurs et de journalistes qui ont donné une voix (ou plutôt des voix) à la Zad. La représentation des Zad et de leurs occupants dans des œuvres artistiques contribue à faire rentrer cette forme de lutte dans l’imaginaire collectif.
Dans ma BD, Antigone défend une Zad fictive, inspirée de celle de NDDL, mais aussi de la Maison du peuple à Rennes ou du squat de la Poterie. Ce sont des lieux qui ont aussi été, de manière plus éphémère, des zones de contestation et d’occupation. En fait, des zones à défendre il y en a déjà eu plein et il y en aura encore sûrement beaucoup d’autres. Et par définition, la contestation, même sous la forme d’occupation pacifique, continuera à faire parler et à diviser les médias, les gens.
« la contestation à notre époque »
- Ça a exigé beaucoup de boulot et d’investigation, une pareille adaptation de la tragédie antique Antigone – vieille de 2460 années ?
Jop : Après la lecture de la pièce d’Anouilh (trouvée dans une bouquinerie), j’ai eu envie de dessiner Antigone, de l’imaginer dans un décor contemporain. Je n’avais pas encore l’idée d’en faire une BD.
Ces dessins ont plu, et on m’a encouragé à continuer. Le personnage que j’avais dessiné a interpellé Jean-Marie Goater, et il était partant pour éditer une adaptation BD d’Antigone. Il ne me restait plus qu’à écrire cette adaptation ! Et là, j’avoue avoir un peu bloqué. Je ne me sentais pas vraiment à la hauteur pour proposer une réécriture… Ce n’était pas tant le fait que ce soit un mythe vieux de plus de 2000 ans, mais plutôt que j’étais bluffé par la version déjà très « contemporaine » de Jean Anouilh.
Il m’a fallu un peu de temps, d’autres lectures, et des conseils avisés pour ne pas me laisser écraser par le texte.
Durant mes recherches, je me suis intéressé à la contestation à notre époque, j’ai été marqué par mes passages à la Zad de Notre-Dame-des-Landes, et je me suis aussi pas mal intéressé à l’anarchie en tant que philosophie politique.
Toutes proportions gardées, l’écriture et la réalisation ça a été plutôt rapide compte tenu du format court, j’y ai passé environ 6 mois (et je travaillais sur d’autres projets en parallèle).
Avec le recul, j’aurais aimé développer un peu plus mon histoire et mes personnages, mais il y avait quelques contraintes éditoriales concernant le nombre de pages et le coût du livre.
Jop : Je n’en ai strictement aucune idée ! Peut-être qu’ils trouveraient la coiffure d’Antigone vraiment bizarre…
- Dans un monde où lutter contre un projet d’aéroport en zone bocagère humide, contre des lois inéquitables qui détricotent le code du travail, contre un barrage ou contre une poubelle nucléaire dans la Meuse expose à perdre un œil, la vie, une main, un pied, ou trois mois de liberté, quel est le poids d’une BD (même en couleurs) ?
Jop : Difficile de comparer l’engagement dans une lutte active et l’écriture d’une BD ! Je raconte l’histoire d’une rebelle, mais je ne suis pas aussi engagé et déterminé que le personnage d’Antigone ou les zadistes.
Dessiner et raconter des histoires, ce n’est pas vraiment une activité à risques (sauf quand on bosse pour Charlie Hebdo…) mais ça a quand même le pouvoir de faire passer des messages ou de sensibiliser les gens sur certains sujets. Si ma BD participe à la réflexion de certains lecteurs (notamment adolescents) sur les limites de ce que nous pouvons ou devons accepter du pouvoir, ça sera déjà bien.
- Quels seraient tes coups de cœur culturels à partager avec les lecteurs·trices de l’Imprimerie Nocturne ?
Jop : Pour rester dans la thématique d’Antigone, je dirais Le quatrième mur de Sorj Chalandon, un livre que j’ai lu juste avant de commencer à travailler sur la BD.
Comme tu m’as fait parler de la Zad, je conseille aussi l’Éloge des mauvaises herbes – Ce que nous devons à la Zad, paru aux éditions Les liens qui libèrent. Il y a une nouvelle de Damasio dedans que je trouve vraiment bien (on pourrait presque en faire une BD !).
Et puis dans mes coups de cœur récents, je peux citer Sunny de Taiyou Matsumoto, ça faisait longtemps que je n’avais pas lu de manga, celui-ci parle d’un foyer pour enfants, les personnages sont attachants et le dessin est très beau. En musique, il y a un duo rennais que je vais suivre de près, ça s’appelle Goldfish (Gold Fish Duo sur Facebook). Et puis pour finir, côté ciné, j’ai bien aimé La chute de l’empire américain du Québécois Denys Arcand.