Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes : une tentative de Srdja Popovic pour rendre la révolution drôle, désirable et performante, lorsqu’elle est nécessaire.
La vie est quelque chose d’infiniment épatant, digne de tout notre intérêt et source intarissable de joie – lorsque les conditions sont réunies. Ce qui n’est, hélas, pas toujours le cas. Il y a, parfois, un tyran qui vient semer la terreur, comme en Syrie, un psychopathe qui arrive au pouvoir, une junte militaire qui se croit tout permis, comme en Birmanie, ou bien un xénophobe ambitieux et belliqueux qui gravit les échelons jusqu’à la présidence et dès lors gâche la fête.
C’est pour lutter contre ce type de désagréments majeurs qui polluent considérablement la vie en société que le Serbe S. Popovic a rédigé cet essai prodigieux qui, à coup sûr, saura vous réconcilier avec le militantisme. Et ce, qu’il s’agisse de grandes causes, comme lorsqu’il s’agit de faire dégager Milošević (1941-2006) ou, en Égypte, Moubarak, ou bien d’enjeux moindres, comme lorsqu’il est question de refuser pied à pied un projet imposé de manière indélicate par un édile peu soucieux de la démocratie et des voix qui s’opposent à ses vues.
La méthode (la non-violence, qui permet d’après des statistiques pointues d’arriver à ses fins dans 53 % des cas, contre 26 % de chances en prenant les armes), la stratégie et la tactique, les recettes et les écueils, les conseils et les retours d’expériences (aux Maldives, auprès de rebelles syriens, en Inde et en Serbie évidemment), tout est condensé dans cet ouvrage qui plus est agrémenté d’illustrations – pour rappeler le pouvoir de l’image, des logos, des slogans et des symboles, que l’apprenti activiste qui sommeille en chacun de nous devra apprendre à manipuler pour parvenir à ses fins. Grâce à de petites victoires. Grâce à des mots d’ordre fédérateurs. Grâce à des alliances insolites (avec, selon les cas, les personnes âgées, les médecins locaux et respectés…) à même de créer un engouement, d’emporter l’adhésion d’une majorité. Grâce à des happenings publics et audacieux qui vont miner la crédibilité du despote et de ses nervis. Grâce à une connaissance aiguë du terrain et des aspirations profondes des différents milieux (et de leurs intérêts parfois contraires) qui constituent une société par définition hétérogène.
S. Popovic est membre co-fondateur du Canvas (Centre for Applied Non Violence, créé en 2004 à Belgrade). Il a fait partie des contestataires acharnés qui ont efficacement contribué à la chute du président serbe pour le remplacer par un démocrate irréprochable. C’est dire si l’auteur est digne de foi.
Ajoutons à cela que cet « agent serbe » raffole des Red Hot Chili Peppers, de l’action du groupe punk moscovite Pussy Riot (dont le programme anti-Poutine et féministe est largement contenu dans son appellation un poil provocatrice) et de Peter Gabriel, auquel l’auteur rend un vibrant hommage en fin d’ouvrage.
Post-scriptum : À une époque prétendument en crise budgétaire, où le budget du pays prévoit 37 milliards (37 000 000 000) d’euros de dépenses pour renouveler l’arsenal de l’armement nucléaire obsolète (sans qu’il ait été question de débat démocratique sur le sujet) ; à une époque où les députés LREM refusent en bloc d’interdire les pesticides (alors même qu’une bonne partie de la population a bien conscience que la richesse du biotope s’amenuise en proportion de l’usage démesuré des herbicides chimiques) ; à une époque où la France devrait se faire une joie et un honneur d’accorder sans sourciller le pavillon français à L’Aquarius (mais préfère financer Frontex et raser sans vergogne les villages temporaires comme la « Jungle » de Calais où les réfugiés avaient trouvé un abri momentané – précaire certes, mais un abri tout de même) ; à une époque où l’on continue de promouvoir une agro-industrie productiviste au détriment de la santé des consommateurs, du bien-être animal et de la qualité de l’environnement ; à une époque où, au lieu d’être encouragées de toutes parts, les alternatives à ce monde qui essaiment sont l’objet de contre-attaques quasi militaires, comme à Sivens, à Bure, à Kolbsheim ou à NDdL ; à cette époque, donc, où se multiplient les points de tension et les incompréhensions entre les tenants d’une forme d’Ancien Régime fondé sur un libéralisme dérégulé et celles et ceux qui appellent de leurs vœux de profonds changements de cap, l’auteur de cette chronique ne pourra que recommander chaleureusement la lecture attentive de cet essai aussi drôle et à-propos que stimulant et frais.
Srdja Popovic (avec Matthiew Miller) – Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes – Éditions Payot & Rivages, coll. « Petite biblio Payot », Paris, 2015 (2017 pour l’édition de poche) – Essai traduit de l’anglais par Françoise Bouillot – 334 p. – 7,30 €.
Extraits :
« Croire que le changement peut survenir chez vous, voir grand et commencer petit, avoir une vision pour demain, pratiquer le dérisionnisme [c'est-à-dire l'art de ridiculiser ses adversaires, aussi bourrus soient-il, en les faisant courir après des monceaux de balles de ping-pong porteuses de slogans anti-Assad, déversées dans les rues en pente et les escaliers de Damas], retourner l’oppression contre elle-même : telles sont les bases de la réussite d’un mouvement non-violent. » p. 190-191
« “Que voulez-vous réellement ? Si vous pouviez d’un coup de baguette magique vous transporter exactement là où vous voudriez être dans cinq ans, où iriez-vous ?” Eh bien, la majorité n’en a aucune idée (…) Comme me l’a dit un jour un ami amateur de voile, un capitaine qui ne sait pas où il veut aller ne trouvera jamais de bateau pour l’y emmener. » p. 233
« Si les statues des grands hommes les montrent l’arme à la main ou à la ceinture, c’est pour une bonne raison : la plupart des gens pensent qu’un type armé est capable de faire le boulot. » p. 252
« Dès que vous avez une arme entre les mains il est impossible de ne pas ressentir, dans un recoin sombre de votre âme, qu’il n’y a pas de défi que vous ne puissiez affronter et pas de problème que vous ne puissiez résoudre. » p. 251
« Qu’il s’agisse de planifier un mouvement non violent ou de faire un swing au golf, peu de choses comptent autant que le suivi. Naturellement, empêcher les coups d’État contre-révolutionnaires, installer un gouvernement démocratique, organiser des élections libres et construire des institutions durables est beaucoup moins sexy qu’affronter un dictateur enragé ou un maire facile à tourner en dérision avec une bruyante et joyeuse manifestation dans les rues d’une grande ville. Mais les mouvements qui veulent réussir doivent avoir la patience de continuer à bosser dur, même quand les projecteurs sont déjà braqués sur la grande histoire suivante. » p. 287