Sur mes yeux, de et avec Élie Guillou : un récit où tendresse et guerre se mêlent avec justesse. Un spectacle fort donné au Pôle Sud de Chartres de Bretagne lors du dernier festival Mythos.
Élie Guillou est un conteur, chanteur public, porteur de la parole. En chanteur public, il compose sur mesure pour qui lui passe commande, que ce soit pour annoncer à votre papa que vous avez plié la 307 ou « pour encourager votre jasmin à sentir plus discrètement au printemps et plus fort en hiver », il traduit la parole de M., Mme et Mlle Tout-le-monde.
En créateur du « Lavomatic Tour » (NDLR : scène ouverte pluridisciplinaire dans des laveries automatiques, concept essaimé dans une dizaine de villes), il animait les sessions et amenait le quidam à laver son linge sale en musique, s’accompagnant souvent à la guitare pour pousser la ritournelle ou la chanson traditionnelle de tout poil et encourager les suivants à se lancer à la prise de parole artistique en éclosion, qu’elle soit chantée, parlée, dansée, mimée.
Fin 2017, il a été accueilli par Rue des Livres à Rennes pour une résidence au cœur du quartier de Maurepas, de laquelle il a récolté la parole des habitants du quartier.
Avec Sur mes yeux, il fait sonner des cordes plus graves encore, et sous une forme contée-chantée (qu’il avait déjà expérimentée avec Rue Oberkampf) : le chaos au Moyen-Orient et la folie guerrière idéologique des hommes, vus par les yeux d’un jeune Kurde et de sa mère, en plein Diyarbakir, Turquie.
« C’est la guerre à deux rues de chez elle. »
Elle, Jiyan, cherche à le protéger du destin tragique des hommes de sa famille, de son quartier, de son peuple. En commençant par le chausser toujours trop grand, pensant pragmatiquement l’empêcher de pouvoir courir aux manifs et à sa perte.
« Pour faire la révolution, il faut de bonnes chaussures ! »
Lui, Nishwan, veut tout voir, entendre, comprendre. Il veut vivre au monde présent, même si ce présent c’est un oncle torturé en prison, des manifestants de son âge tabassés à mort, un soldat turc au bord du suicide, des mères qui défilent et réclament leurs fils disparus, des forces de l’ordre qui tirent à balles réelles (sur le bitume, car avec les ricochets, « ça blesse, mais ça tue pas »), des tirs de lacrymos et des sommations robotiques, des nuits à se cacher dans des caves. Et pourquoi pas tenter de faire rempart de son corps à un char qui avance sans se soucier de son humanité.
« Mais tu sais ce qu’ils leur font quand ils les attrapent ?
- Non, tu ne m’as pas laissé écouter ! »
Azat (l’oncle de Nishwan) veut se battre pour son neveu, « pour qu’il puisse sortir sans avoir peur de parler sa langue ». Encore l’universelle question de la langue, de l’oppression, de la résistance, de la paix.
Et puis là, dans tout ce décor (qu’on peut se surprendre – ne serait-ce que l’espace d’une pensée déroutante – à mettre en balance avec le climat de révolte qui gronde sous nos latitudes, et que nos dirigeants aveugles veulent mater sans dialogue, en ostracisant l’objet de la répression et le traitant en paria, en parasite, bref, en voulant nier sa légitime colère et revendication quitte à dénigrer les valeurs qu’il porte, quitte à en passer par la force disproportionnée et idéologique), dans tout ce décor donc, il y aura aussi un canari, un vieux chanteur (un « dengbej »), de la clarinette, des souliers rouges et des rimes.
Le récit file sous les mots du conteur, quelques chants et les notes des trois musiciens en fond de scène, tour à tour douces ou lancinantes, rythme cardiaque échographique ou mélopée orientale aux parfums de miel.
On ressort de là un peu sonné, ému, concentré, rempli aussi. Un signe que le spectacle a touché juste.
Et comme dit Élie à propos des dengbejs, ces chanteurs traditionnels qu’il était allé rencontrer et qui ont été à la genèse du projet : « Ces hommes-là n’en sont pas à leur première guerre et leur résistance est immuable : transmettre la mémoire, faire jaillir la beauté. »
N.B. : En préambule de la représentation, le photographe François Legeait a présenté le contexte de sa rencontre artistique et humaine avec l’auteur Élie Guillou, et son exposition Kurdistan, le retour des années noires.