Mythos ou la parole libératrice. Raconter la mort, la brutalité, l’irrémédiable, l’indicible. Par le théâtre et les mémoires intimes.
Trouvé dans l’oubli
L’Âge de la Tortue et Paloma Fernández Sobrino plongent un Benoît Hattet à peine sorti de la folie du Baron de Münchausen (présenté à Mythos l’an dernier) dans une autre, la souffrance de perdre sa raison de vivre, et de choisir de survivre et de laisser vivre un fruit fragile né de la mort. Trouvé dans l’oubli, c’est un décor froid et austère en clair-obscur, accompagné par la complainte flamenca « El cante jondo » de Pere Martinez, la voix neutre de la narratrice qui tourne les pages de l’histoire, et les ambiances sonores de Gaël Desbois. Une lumière blafarde éclaire l’œil brillant de tension du comédien, assis sur une simple chaise posée au milieu d’une neige de plumes.
« Mon crayon aussi a sans doute perdu la guerre. »
La nouvelle d’Alberto Mendez montre sans fard un poète qui fuit son pays en 1940, après la guerre civile espagnole, vers une terre supposée accueillante, la France. L’hiver et la montagne l’arrêtent, arrêtent la vie de sa femme. Il surmonte le chagrin et arrache un maigre sursis le temps d’une saison pour lui et son bébé, transcrivant tout dans un carnet, qui sera retrouvé au printemps avec leurs corps, morts.
La guerre est présente indirectement, comme une raison de la fuite et une menace si l’homme quitte son refuge. La mort, elle, est présente tout du long.
Comment choisir de vivre ou mourir ? Lentement et seul ou bien dans la redescente vers les vivants et leur guerre.
Azotes et fertilisants
Laure Fontvielle, dans Azote et fertilisants, met en scène l’écriture de Ronan Mansec dessinant un maelstrom dans lequel elle a été elle-même prise : l’explosion de l’usine AZF en 2001, appartenant à une filiale de Total-Fina-Elf. Parole tumultueuse, vivante et colorée, de 4 comédiens (dont un poussin masqué) et un contrebassiste.
Là encore un fait tragique et violent, un exode aussi, mais de la durée d’une journée, pour fuir à l’échelle d’une ville l’explosion de l’usine de produits chimiques en plein Toulouse, 10 jours après les attentats du World Trate Center.
« Tant qu’il parle, tant que ça sort, c’est positif ! »
Les histoires de chacun se succèdent, par tableaux : la peur pour ses enfants, ses parents, ses voisins, ses collègues. Une voix de robot dédramatisante qui ne cesse de répéter que « la catastrophe est improbable ». Des hasards, des détails qui revêtent une importance implacable : devoir sa survie à des gants qui déteignent, devoir sa mort au calendrier des entretiens d’embauche. Et des questions : peut-on évaluer une vie au prix d’une Laguna neuve ? Être victime, c’est quoi ? Comment éviter la banalisation du risque ? Que faire du temps qui nous reste ?
Samedi Détente
Dorothée Munyaneza, quant à elle, témoigne dans Samedi Détente de son histoire intime, 20 ans après le génocide des Tutsi au Rwanda, via l’acte artistique épuré et profondément imagé. Exode toujours. Un musicien pose des ambiances, dans un coin de la scène, et lit des extraits de reportages. Des contre-jours, des convulsions, des incantations, la bestialité. Une danseuse gouailleuse nous harangue, illustre, meurt, se moque, fait chœur avec Dorothée, pleure. Des chants en kinyarwanda nous bercent ou nous transpercent. On entend les machettes. On sent la poussière de la route, on voit la sauvagerie dans l’œil impitoyable du milicien, on entend la douleur ultime, mais aussi la force de vie, l’instinct de survie. Et aussi, de la distance, de l’humour qui peut grincer.
« Aujourd’hui, on souffre ! » – « Oh ça va, on n’est pas en Syrie ! »
Trois pièces, des résonances.
Les thèmes de ces trois pièces, universels, se répondent et sont terriblement contemporains.
Apprivoiser le deuil et le chagrin. Choisir la vie. Vivre l’exode, à l’échelle d’un quartier, d’une ville, d’un pays. Quelle parade pour éloigner la violence extérieure ? Que faire de celle, plus sournoise, qui se niche à l’intérieur ? Combien de temps dure l’horreur : un instant, une onde de choc, quelle qu’elle soit (les 3 « blasts » et le 4e, psychique), une saison, 100 jours. Et accepter l’arbitraire : pourquoi l’autre est-il mort et pas soi ? Faire le deuil de ses morts et se reconstruire : comment ? Par la parole, le chant, la danse, l’écriture salvatrice, nécessaire, comme moyen de survie ou de résilience.
Et comment accepter le regard ou le non-regard de l’autre, des autres, de son propre patron, de son propre pays, sur sa souffrance ? Comment accepter que les voisins ferment les yeux sur ce qui s’est passé, que les responsables ne reconnaissent pas même la souffrance, et qu’ils ne soient pas punis ? Comment accepter l’indifférence ?
L’Âge de la Tortue / Alberto Mendez – Trouvé dans l’oubli
La Mort est dans la boîte / Ronan Mansec – Azotes et fertilisants
Compagnie Kadidi / Dorothée Munyaneza – Samedi Détente