Un pour marquer la cadence, un roman de James Crumley sur les sombres beautés de la guerre et les incompréhensibles soldats qui les mènent.
En ces temps toujours et encore troublés par des scènes de guerre relatées en boucle aux infos (Ukraine, Gaza, Irak, Syrie, Cameroun, Niger, Yémen, Égypte, Libye, rue Nicolas Appert Paris XIe, etc.), en ces temps encore et toujours hantés par des conflits relativement récents aux cicatrices douloureuses (Algérie, Cambodge, Côte-d’Ivoire, Bosnie, Liban, Tchétchénie…), en ces temps vaguement tourmentés par la peur causée par le terrorisme – et multipliée par les moyens ultra-sécuritaires que certains proposent d’employer pour y porter remède –, il peut être doux de se réfugier dans les pages d’un livre. J’ai donc choisi, en suivant d’avisés conseils, Un pour marquer la cadence, de James Crumley.
Avec une vraie habileté, James Crumley nous immerge dans le cerveau tourneboulé du sergent Jacob Slagsted Krummel dit « Slag » *. Après avoir servi en Corée et au Vietnam, il se retrouve alité, mal en point, sur un lit d’hôpital militaire. Grossier personnage, rude guerrier, buveur de bière ventripotent, amateur de prostituées philippines et d’infirmières américaines, meneur d’hommes viril habitué des hiérarchies verticales (obéir et se faire obéir), bon camarade et grande gueule appréciée par ses hommes, bagarreur au tempérament sanguin et à la répartie vigoureuse, le sergent Slag Krummel se remémore sa vie de débauche, de partage des punitions et des méditations clope au bec, de sueur et de labeur absurde au sein de la garnison, à l’arrière, avant de s’envoler, avec son bataillon de radio-transmission, vers le front, pour combattre les Viêt-Congs.
James Crumley a ce culot très seventies de dépeindre un microcosme mythique et fascinant – la déjà très contestable armée américaine – dopé à l’adrénaline et aux alcools plus ou moins bon marché, en plaçant en première ligne la psychologie de ses héros, sans omettre les détails graveleux, sordides, ni les appréciables nuances qui donnent corps et relief à ces hommes confrontés à des situations extrêmes. Les pensées d’un homme se reflétant dans ses actes et ses actes conduisant à comprendre comment fonctionne au quotidien un groupe d’êtres humains aux trajectoires, fortunes et opinions diverses, on en arrive à cerner les problématiques complexes de situations qui ne le sont pas moins. Comment des hommes, de tout niveau social et intellectuel, parviennent-ils à s’engager puis à survivre et s’entendre en ces conditions ? Que penser de ces soldats pas toujours très instruits ni chevronnés envoyés vers une mort quasi certaine face à un ennemi aussi féroce que déterminé ?
De Dino Buzzati (Le désert des Tartares, 1940) à Tardi ou Vian, de Michel Hazanavicius (The search, avec Bérénice Béjo, 2014, 2h29) à Joseph Ferdinand Boissard de Boisdenier ou Goya, en passant par Anthony Minghella (Le patient anglais, avec Juliette Binoche, 1996, 2h35), Thomas Cailley (Les combattants, avec Adèle Haenel, 2014, 1h40) ou Dalton Trumbo (Johnny s’en va-t-en guerre, avec Timothy Bottoms, 1971, 1h50), nombreux sont les artistes de tout bord à avoir touché du doigt, avec leurs plumes, leurs pinceaux ou leurs caméras, les aspects de la guerre les plus insensés, les plus révoltants, les plus tragiques, les plus désespérants, les plus sales et les moins glorieux qui soient… Et malgré toutes les mises en garde, la danse macabre des armées, en campagne ou en déroute, se poursuit, offrant, encore et toujours, une matière de premier choix aux artistes en mal de maux à analyser. James Crumley (1939-2008) faisait partie de cette digne cohorte d’éveilleurs de consciences.
* Slag, en argot : vieille pute, ordure, trouduc.