Leonora d’Elena Poniatowska : une héroïne surréaliste.
Que serions-nous sans les arts, hein ? Qui plus est : que serions-nous sans les artistes ? Voire quelles œuvres surgiraient sans celles et ceux (mécènes, critiques, galeristes, producteurs, etc.) qui les soutiennent ardemment ? Allons même plus loin : l’art n’est-il pas constitutif de l’espèce humaine ? N’y a-t-il pas un ou plusieurs artistes sommeillant en chacun, même en toi, oui, toi qui rôdes sur le site de l’Imprimerie à la recherche de la perle rare, de l’actualité pointue qui va changer le cours de ta vie parce que tu l’auras décidé ? La beauté, le sublime, les émotions, les principes esthétiques sont une œuvre collective. Hé oui. C’est vérifié et prouvé par a + b. Nos peurs, nos désirs, nos rêves, nos maladresses, nos domaines d’expertises diverses et variées – toute une série d’écueils, de presqu’îles sauvages et d’anses abritées – nourrissent l’Art. Par ses créations (visibles, tangibles, conceptuelles, momifiées dans des musées, vendues dans des galeries, exposées sur des petits marchés estivaux en front de mer, portées aux nues par la doxa, diffusées sous le manteau, ou radiées à jamais des box-offices…), l’artiste élance des passerelles entre les îlots de cet archipel. Et ainsi tout se rejoint. Des sens nouveaux apparaissent. Les Arts établissent au quotidien ces jonctions entre des domaines ou des gens, entre des systèmes de pensées ou de valeurs, entre des rêves surannés et des réalités compliquées, qui semblaient de prime abord irréconciliables.
La magie de l’Art telle une évidence surgit ainsi au cours de cette biographie de Leonora Carrington. Sa vie est un roman, mais aussi une encyclopédie du gotha des cimaises. Née Outre-Manche dans la soie, cette peintre et auteure surréaliste vécut avec Max Ernst à Saint-Martin-d’Ardèche. Belle, insolente, voire insoumise, cultivée, douée d’une imagination débordante, aux prises avec une époque et des conditions extrêmes, Leonora Carrington endura l’asile psychiatrique en Espagne après avoir connu les frayeurs de l’exode pour fuir l’occupant nazi, tandis qu’Ernst, moins chanceux, raflé, partait pour le camp de déportation des Milles… Elle s’exila à New York puis au Mexique et surtout côtoya une foule d’acteurs capitaux de l’histoire de l’art du siècle passé eux-mêmes inspirés par quelques génies incontournables (Lautréamont, Apollinaire, Baudelaire, etc.) et que la plume d’Elena Poniatowska fait revivre. Citons un peu abruptement (sans la subtilité et le sens de l’anecdote éclairante de l’auteure) : André Breton, Hans Arp, Picasso, Soupault, Dalí, Man Ray, Cocteau, René Crevel, Antonin Artaud, Gala, Marcel Duchamp, Dora Maar, Victor Brauner, Robert Desnos, Jacques Vaché, Benjamin Péret, Joan Miró, René Magritte, Louis Aragon, Paul Éluard, Ady Fidelin, Peggy Guggenheim, Yves Tanguy (non pas l’auteur de Chonzac et Les 3 singes, polars parus aux éditions de la rue nantaise ; mais bien plutôt le peintre homonyme à qui l’on doit des paysages oniriques et des objets mous flottant dans des déserts), Beckett, Tzara, Giacometti, Leonor Fini, Eileen Agar, Elsa Thorensen, Remedios Varo, Meret Oppenheim, Frida Kahlo… Voyez, Elena Poniatowska a convoqué la fine fleur des dadaïstes, surréalistes et autres anachorètes (ainsi que leurs ennemis plus ou moins jurés tels Anatole France ou Maurice Barrès). On traverse le siècle, les mers, les conflits, on découvre l’envers des musées, le marché de l’art, la complexité des cotes, le secret des ateliers, la vie de bohème somme toute avec quelques-unes de ses grandeurs et beaucoup de ses affres et misères.
- Quoi que tu dises [dit André Breton], tu représentes pour moi la « femme enfant » qui à travers son ingénuité entre en contact direct avec l’inconscient.
- Toute cette déification de la femme est pure fadaise ! [répond Leonora Carrington] Je vois bien que les surréalistes traitent les femmes comme n’importe quelle épouse. Ils les appellent leurs muses mais elles finissent par nettoyer les toilettes et faire le lit.
Leonora, d’Elena Poniatowska, Actes Sud, Paris, 2012, 448 pages.
Roman traduit de l’espagnol (Mexique) par Claude Fell (2011).