Aristote : un grand philosophe qui perdure, était présenté jeudi 2 avril par Pierre-Marie Morel. Portrait et réflexions.

L’une de mes plus belles illuminations intellectuelles (j’en ai eu d’autres – nous aurons peut-être l’occasion d’en reparler) est liée à la lecture du Problème de l’être chez Aristote, de Pierre Aubenque. Alors quand j’ai appris qu’une conférence avait lieu sur le sujet en ce 2 avril, je n’ai pas hésité longtemps et m’y suis précipité. Issu d’une famille de médecins macédoniens, le jeune Aristote, à peine âgé de 18 ans, rejoint Platon à Athènes, où ce dernier enseigne au sein de sa prestigieuse Académie. Lorsque celui-ci meurt, Aristote, sans conteste l’un des meilleurs éléments de cette école, où il passa une vingtaine d’années à faire des recherches et à enseigner, ne prend pas sa suite. Il part pour Assos, s’y marie, puis fait un tour à Lesbos, où il croisera Théophraste. Puis il deviendra précepteur d’Alexandre le Grand ; et mourra du côté de Chalcis, sur l’île d’Eubée. Un parcours au cours duquel il aura beaucoup étudié, énormément lu, contemplé la nature, établi des théories, conçu des catégories, proposé des éthiques applicables à la vie pratique, éduqué un empereur, philosophé jusqu’à plus soif et posé quelques jalons pour la pensée des siècles suivants. Bref, il n’a pas chômé. Ce qui, au passage, démontrera que les Grecs, tout férus d’oisiveté qu’ils sont, ne sont pas que d’indécrottables tire-au-flanc.

Lieux de villégiatures modernes et îlots d’antiques écoles.

Raphaël, le peintre, a illustré cette filiation entre Platon et son disciple indiscipliné. Le vieux Platon, pieds nus, porte un exemplaire du Timée, tandis qu’Aristote, à ses côtés, porte des sandales spartiates et l’Éthique à Nicomaque. L’un montre le ciel du doigt et a le pas leste. L’autre ouvre la paume vers le sol et ses pieds semblent ancrés dans le pavé. Chacun bien sûr y verra l’allégorie qui opposa le maître et l’élève à travers les conceptions contradictoires qu’ils développèrent (immortalité de l’âme et monde des idées inatteignable d’un côté, pragmatisme empirique et étude de la nature et de sa diversité chez le second).

Aristote, sagement, proposera donc une éthique souple, ouverte.

Mais une peinture étant incapable de résumer toutes les finesses de ces deux pensées aussi fécondes que profondes, les éclaircissements de Pierre-Marie Morel, professeur à Paris I, sont les bienvenus. Aussi nous rappellera-t-il combien les apports aristotéliciens sont nombreux et encore actuels. Notamment via le concept d’eudaimonia (je ne résiste pas à la tentation de vous l’ajouter en grec : ευδαιμονία) qu’il aura approfondi comme il se doit car cette notion est importante : il s’agit en effet du bonheur. Or qui ne le recherche pas ? Qui ne tente pas le tout pour le tout pour l’atteindre, pour se l’approprier, pour le partager, ou seulement le frôler, y goûter ? Évidemment, l’ευδαιμονία regroupe tellement d’acceptations différentes, et parfois même contradictoires, que le philosophe n’aura guère d’autre choix que de considérer ce concept avec suspicion. Car l’homme, le citoyen, est si guidé par ses pulsions, ses désirs et autres forces irrationnelles, qu’on ne pourra pas compter complètement sur lui pour avoir la garantie que la vie de la cité sera harmonieuse et heureuse. Chacun voit midi à sa porte comme on dit et le bonheur est polymorphe. Cette composante humaine qui provoque bordel et chaos étant universelle, Aristote, sagement, proposera donc une éthique souple, ouverte, tenant compte aussi bien de l’excellence (paideia : παιδεία) atteignable par le sage qui pratiquera assidûment la contemplation (theoria : θεωρία) et baignera dès lors avec délice dans l’infinitude lumineuse des idées divines, que de celle que visera l’homme d’action qui s’épanouira quant à lui dans la praxis et les challenges civiques aux résultats mesurables et palpables (voire monnayables et commercialisables).

Il a besoin de côtoyer le sublime. Telle est sa nature.

Il va sans dire que pour sa part, Aristote incline à privilégier l’activité théorétique, activité qui se suffit à elle-même, qui ne produit rien de concret, mais offre l’occasion de tutoyer la part divine, ce qu’il y a de meilleur en soi, l’intellect dans sa pureté. Cette perspective de dépassement dans l’immanence est une exigence élevée. L’homme se constitue néanmoins ainsi, ne se contentant pas d’une vie d’homme. Il a besoin de côtoyer le sublime. Telle est sa nature.

Chez Aristote, tout n’est pas prédéterminé. La plasticité de l’homme est sa force. Celui-ci, en dépit de ses penchants lamentables, peut toutefois s’élever. La conduite morale s’éloigne ainsi du total pragmatisme comme du pur idéalisme. Être une belle personne impliquera donc en définitive d’allier l’efficacité de l’acte réussi au goût, abstrait, pour le devoir vertueux. Action et intention se combinent. L’utilitarisme seul, sans arrière-fond éthique, serait ainsi aussi nuisible qu’un idéalisme déconnecté du réel.

Prochain rendez-vous conférence le 9 avril à 18h30, salle Hubert Curien, : La passion du jeu au cœur du roman, avec Julien Capron, Christophe Donner et Alexis Salatko.

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