Début 2013, le catalogue des éditions Ego comme x s’est enrichi de la première édition française de Melody, œuvre de la québecquoise Sylvie Rancourt. Parue à l’origine en six fascicules auto édités vendus dans les bars mêmes où l’auteure officiait comme danseuse nue, Melody est aujourd’hui considéré comme un jalon essentiel dans l’histoire de l’autobiographie en bande-dessinée. Sylvie Rancourt y assume un regard empreint d’humour, généreux et faussement candide, tant sur son art que sur son personnage.
C’est en 1985 que Sylvie Rancourt décide, à ses heures perdues, de raconter, en bande-dessinées, quelques épisodes de sa vie de danseuse survenus cinq ans auparavant. Comme elle l’indique elle-même en exergue de chaque fascicule : « ce n’est ni le début, ni la fin, mais le milieu » de la vie de Melody. Chaque épisode (six fascicules seront édités, un septième, reproduit ici, restant dans les cartons) suit une ligne dramatique simple mais solide (Melody à ses débuts, Melody et la police…) autour de laquelle elle fait graviter tout un petit monde, des collègues et clients du club de strip tease en passant par son ineffable compagnon, Nick, un traîne savate de la plus belle espèce qui n’aime rien tant que les embrouilles à la petite semaine.
Il est sans doute vain d’aborder l’ouvrage comme un témoignage : comme toute autobiographie, l’auteur fait de sa personne une persona, qu’elle traite selon des modalités fictionnelles, même si cette construction se fonde sur un vécu. Sur tous ses personnages, à commencer par Melody, l’auteure porte un regard délivré de tout jugement moral, et qui sait déceler l’ironie douce, le comique libérateur, de chaque situation. Comme répond une danseuse à Melody qui lui fait remarquer que les clients font un peu pitié : « pour eux, c’est nous qui faisions pitié ». Invitation simple à prendre conscience d’où l’on parle.
Personnages hautement comiques, Nick et Melody le sont avant tout par effet de répétitions : le retard systématique de la danseuse et les idées « brillantes » de son jules rythment jours et pages. De même, c’est chaque fascicule qui est véritablement pensé en terme formel : même nombres de pages, allers-retours boulot-appart, et fin astucieuse où les personnages signalent eux-mêmes être parvenus au terme de l’épisode. Sylvie Rancourt assume pleinement son inexpérience en tant que dessinatrice, ne cherchant jamais à masquer ses faiblesses mais en tirant le meilleur parti, jusqu’à donner le sentiment réjouissant de lire du Bukowski adapté par Hergé. Une (fausse) simplicité qui va jusqu’à une trouvaille extraordinaire : le début du chapitre quatre (Mélody et son orgie) s’ouvre sur une case représentant la ville en vue d’ensemble, et surmontée de ce récitatif , « Tout est calme dans la ville, sauf pour Louiselle ». Jamais, ou rarement, on aura cristallisé l’essence de tout récit, ce qui les enclenche tous. Tout est calme dans l’existence, sauf pour notre personnage.
Auteure d’une œuvre faussement candide, d’une grande finesse, et témoignant d’un humour sur elle-même d’une grande générosité (là où trop souvent, par la suite, cet humour en autobiographie deviendra ironie auto dépréciatrice, comme pour s’excuser de parler de soi), Sylvie Rancourt assume choix de vie comme choix formels, sans éluder les violences subies, mais laissant latitude au lecteur d’assumer sa position.
L’aventure Melody se poursuivra avec la collaboration du dessinateur Jacques Boivin, après sa découverte du barzine. Ensemble, lui et Sylvie Rancourt pondront douze autres épisodes des aventures de Melody qui, publiées en anglais, atteindront le milieu underground US, et notamment une certaine Aline Crumb, ou encore l’éditeur Denis Kitchen.
Ego comme x offrent un objet soigné et de belle facture, au format souple aisément transportable, le tout sous les auspices d’une préface eclairante de Bernard Joubert, qui retrace et recontextualise l’étonnante aventure éditoriale de cette très attachante bande.
Le site des éditions Ego comme X
Melody, Sylvie Rancourt, ed. ego comme x, janvier 2013, 350 pages, 19 €.
Article signé J. P. Fermet