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Le Rapport de Brodeck, de Philippe Claudel

Le Rapport de Brodeck : un roman de Philippe Claudel sur la mocheté des gens – que l’art saisit à la dérobée – et sur les façons qu’il existe d’y peut-être survivre.

« Et de quel droit entrait-il chez moi, sans frapper, pour me menacer à demi-mot ? Qu’il ait commis le pire avec les autres ne faisait pas de lui un juge ! C’était bien moi l’innocent parmi eux tous ! C’était moi ! Le seul ! Le seul…

Le seul.

Oui j’étais le seul.

En me disant ces mots, j’ai compris soudain combien cela sonnait comme un danger, et que, être innocent au milieu des coupables, c’était en somme la même chose que d’être coupable au milieu des innocents. Je me suis demandé aussi pourquoi le fameux soir, le soir de l’Ereigniës, tous les hommes du village s’étaient retrouvés dans l’auberge de Schloss, au même moment, tous les hommes, sauf moi (…) Mais tous n’avaient pas décidé, comme par hasard à la même heure, d’aller boire un verre de vin ou une chope de bière. Si tous s’y trouvaient, c’était parce qu’ils s’étaient donné rendez-vous. Et de ce rendez-vous, j’avais été exclu. Pourquoi ? Pourquoi donc ? » (pages 86-87)

Voilà un livre d’une tristesse infinie, Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel est un voyage dans les tréfonds de la noirceur humaine. Brodeck, humble fonctionnaire a minima lettré, est chargé par les notables d’un bled perdu dans d’âpres montagnes, de rédiger un rapport suite au décès d’un artiste de passage que les villageois appelaient l’Anderer (« l’autre ») – c’est dire si les capacités d’hospitalité et de générosité des habitants de cette aussi rustique que reculée bourgade sont limitées. Brodeck détaille les choses, les circonstances, les faits. Peu à peu le drame se précise. Brodeck note aussi, dans un carnet parallèle, ses mémoires, à quels pogroms il survécut, à quelles horreurs il fut confronté dans les camps, à quelles humiliations il dut sa survie et à quelles activités, durant ce temps-là, se livrèrent les habitants de cette rugueuse contrée que les grands froids de l’hiver isolent et que l’entre-soi et l’appât du gain mesquin rabougrissent.

« Chez nous, si pour la plupart Dieu est une créature lointaine de livres et d’encens, le Diable est un voisin que beaucoup pensent avoir aperçu un jour ou l’autre. » (page 184)

Philippe Claudel réussit là un petit miracle : refaire vivre l’Histoire des années 40 et 50 en évoquant, par petites touches, les petites histoires, les paysages bucoliques, les destins brisés, les pactes tacites et les trahisons éhontées. Quels sont ces petits gestes qui conduisent aux grands drames ? Quelles sont les lâchetés, d’apparence anodine, qui permettent aux forces des ténèbres de se déchaîner ? Les lycéens ne s’y sont pas trompés en lui décernant leur prix en 2007. Ni les libraires québécois en lui décernant le leur l’année suivante.

« Fédorine était là, tout contre moi, et je pouvais lui parler. Je sentais son odeur, je sentais son cœur battre. C’était aussi comme si le sien battait en elle. J’ai repensé au camp. Seule la pensée de la mort occupait nos esprits. Nous vivions perpétuellement dans cette conscience de notre mort, et c’est sans doute cela qui faisait que certains devenaient fous. L’homme, même s’il sait qu’un jour il mourra, ne peut vivre durablement dans un univers qui ne lui renvoie que la conscience de sa propre mort, un univers saturé de mort, et qui n’a été pensé que pour cela. » (page 189)

Le Rapport de Brodeck, roman (très sombre et malgré tout lumineux) de Philippe Claudel, Librairie générale française, Paris, Éditions Stock, 2007, Le Livre de Poche, 7,20 €, 384 p.

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