Une mise en scène enthousiasmante, un contenu riche et un sujet ambitieux, Les Ombres et les lèvres nous plonge dans un Vietnam méconnu, celui des personnes LGBT. Une pièce pleine d’espoir, de poésie et d’énergie.

Marine Bachelot Nguyen vit et travaille à Rennes, où elle mène depuis de nombreuses années une réflexion sur le théâtre politique et le féminisme en France comme à l’étranger. Elle investit une nouvelle fois le TNB avec ce dernier spectacle, Les Ombres et les lèvres, produit par la compagnie Lumière d’Août, qui poursuit cette recherche autour « des logiques de l’entrelacement, du télescopage temporel, des généalogies et des racines ».

En 2014, la jeune femme part au Vietnam pour son nouveau projet : observer et documenter la manière dont les personnes LGBT (Lesbiennes Gays Bi Trans) mènent leur vie, dans leurs engagements militants et collectifs aussi bien que dans leurs histoires intimes, discrètes, cachées. Par ailleurs, en deuil après le décès de sa mère, le retour à la terre de sa famille est pour elle un hommage et une quête des origines. Il s’agit donc, à plusieurs égards, d’un voyage de cœur pour la metteuse en scène : « Mon propre vécu de lesbienne française, née d’une mère vietnamienne, précise-t-elle, entre en ligne de compte, comme impulseur intime, comme zone de résonance avec les réalités et les altérités rencontrées. »

En cette année où des débats violents font rage autour du mariage pour tous, elle explore ce que cela peut donner à voir d’aller observer la situation dans un autre pays, qui, de surcroit, partage une lourde histoire coloniale avec la France. Le titre même renvoie à la traduction de deux insultes homophobes : Bong, « ombre », désigne les homosexuels hommes et Ô moi (probablement dérivé du « homo » français), « lèvres », les lesbiennes, mais aussi une fleur charnue qui peut évoquer le sexe féminin.

Grâce à une scénographie dynamique et pertinente, le spectateur se trouve pris dans des allers-retours entre « l’ici » de la scène et le « là-bas » du film projeté sur grand écran, qui convoque en permanence les photos et images filmées (par Maika Elan et Julie Paraud), le réel du Vietnam en toile de fond pour la pièce. La transition se fait aussi d’une histoire à l’autre, d’une voix à l’autre, grâce à une interprétation généreuse à quatre voix (Marina Keltchewsky, Cathy Min Jung, Romain Brosseau, Tien Lé), dans une polyphonie des témoignages et des expériences partagées. Les acteurs incarnent avec énergie ces mille et un destins de personnes LGBT, de figures colonialistes, de militants de tous bords, de touristes occidentaux ou de personnages historiques, pour recomposer la complexité de ce qui se joue. Les récits autobiographiques eux aussi se trouvent incarnés, adressés à la deuxième personne, et par là-même, à la fois sensualisés et universalisés.

Parmi les formes foisonnantes qui le composent, du discours de campagne à la chorégraphie et au karaoké, on peut noter dans le récit l’irruption de passages didactiques, au cours desquels on se verra expliquer les subtilités de la notion d’identité de genre, l’origine étymologique et culturelle de certains termes de langue vietnamienne relatifs à la caractérisation de l’homosexualité, ou encore l’importance de l’intersectionnalité des luttes. Si l’on peut peut-être regretter que certains de ces moments pédagogiques nuisent parfois à la rythmique du récit, les points abordés sont toutefois synthétisés avec clarté, et la vocation informative au sujet des enjeux politiques actuels du mouvement LGBT est assumée dans ce registre théâtral engagé.

En définitive, Les Ombres et les lèvres est un récit qui laisse percevoir l’importance de la poésie et de l’intersubjectivité, y compris dans la compréhension du politique : « Pour raconter et représenter le monde d’aujourd’hui, nous ne pouvons faire l’impasse de la pluriculturalité, et nous priver d’interprètes qui incarnent cette réalité, cette richesse. (…) » De l’intime au politique, le médium théâtral trouve une pertinence particulièrement forte dans cette forme hybride, entre documentaire et récit de soi. Une exploration remarquablement sensible de la part de la metteuse en scène, qui suggère en fond un motif d’espoir dans une dimension aussi bien humaniste que politique : la force et la multitude des histoires d’amour qui traversent la terre, dépassant les frontières et les genres, tissant une toile sensible, vibrante de désir.

Les Ombres et les lèvres – Reprise au TNB du 10 au 12 janvier 2017

Site de la compagnie Lumière d’Août