La compagnie des Cambrioleurs nous prouve avec efficacité que non, avec un bon anti-rides, une centaine d’années disparaissent comme une sardine dans un bain d’huile.
Antépénultième œuvre d’Henrik Ibsen, écrivain norvégien de théâtre de la fin du XIXe, connu pour des pièces romantico-réalistes qui seraient non sans abus assimilables à l’œuvre de Tchekhov, Petit Eyolf était présenté les 26 et 27 février dernier au théâtre du Grand Logis de Bruz dans une mise en scène de Julie Bérés.
Drame réaliste, cette pièce relate avec force les tensions et la complexité des relations : relations fraternelles, conjugales, parentales sur fond de mysticisme inquiétant. Parents d’un enfant infirme, qu’ils ne parviennent à accepter, un couple déjà au bord du gouffre s’empêtre et perd toute maîtrise de la situation lorsque ledit enfant suit une bien étrange femme, la Femme aux rats, jusque dans les bas-fonds de l’océan où il est allé innocemment s’éteindre.
À qui revient la cause de sa mort ? De son infirmité ? Qui l’aimait vraiment ? Qui serait prêt à le rejoindre s’il était sûr de le retrouver là-haut ? Comment vivre avec le remords ? C’est à travers ces questions que le couple, parents du petit Eyolf, se déchire tragiquement, hanté par les esprits, au bord de la folie et de la déchirure.
C’est à travers ce texte d’une intensité remarquable que Julie Bérés propose une mise en scène tout aussi déjantée que raisonnée. Si d’aucuns apprécient l’aspect « hollywoodien » (propreté des enchaînements, changements de plateau qui semblent presque magiques, semblant d’images « ralenties », d’inserts) de la mise en scène qui apporte une douceur à l’esthétique et un dynamisme aux enchaînements, d’autres pourraient y trouver un soupçon de « too much » et un encombrement de l’espace scénique. Chacun doit cependant reconnaître que tout cela fonctionne très bien, sert la pièce comme il se doit en nous plongeant dans les profondeurs des tourments qui habitent ces personnages aux bords de la crise de nerfs. Porté qui plus est par des acteurs autant admirables et criant de vérité les uns que les autres, la mise en scène de Julie Bérés s’appuie sur la mince frontière entre réel / réalité / au-delà et joue dans cette optique à mêler des éléments à la symbolique forte, mélanges servant derechef la passion qui anime ce texte. La nature, les animaux sont là et s’entremêlent avec l’atrocité, l’inquiétante étrangeté dont est capable l’homme : l’eau se mêle au champagne, les rats aux requins, l’aquarium à poisson jouxte l’aquarium à enfant dans cette confortable mais néanmoins inquiétante hybridation d’appartements bourgeois de tout temps.
Que l’on accroche ou non à ce type de scénographie, que l’on se dise intérieurement « Woah la vache ! » ou bien « non, on n’a pas le droit d’faire ça au théâtre ! » (en passant, que l’on m’explique quels sont ces satanés « droit » et « pas le droit » régissant le théâtre du XXIe), il serait de mauvaise foi de ne pas reconnaître que, pour un tel texte et un jeu d’acteurs aussi époustouflant, tous les éléments étaient réfléchis et en cohérence. Cette pièce parvient non sans talent son numéro d’équilibriste sur la fine corde séparant réel et imaginaire, vivants et morts, intensités psychologique et symbolique, laissant, en fin de pièce, les spectateurs dans une sensation d’épuisement, aussi bien physique que mentale.
En conclusion, on l’a déjà dit mais cela ne coûte rien : et ces acteurs ! Mais ces acteurs ! Quels grands hypocrites, quels excellents menteurs !
Petit Eyolf – Une pièce d’Henrik Ibsen donnée les 26 et 27 février au Grand Logis de Bruz par la compagnie des Cambrioleurs – Mise en scène : Julie Bérés