Au-delà de ses indéniables qualités graphiques, Le Lierre et l’Araignée arrive à mêler la toile historique aux feuilles résistantes de la nature. Une bande dessinée signée Grégoire Carle, à lire et à relire.
1995, un gamin va apprendre la pêche avec son grand-père. Puis rapidement dans le décor, comme les souvenirs qui remonteraient à la surface de la rivière, un retour en 1939. L’annexion de la Pologne par l’Allemagne, l’exode depuis la région de Strasbourg, et enfin, l’occupation de l’Alsace et la Moselle par le régime nazi. L’auteur commence ici son alternance entre l’Histoire, la grande, en prise avec le vécu personnel de son aïeul, et la fine observation de la nature à travers l’initiation à la pêche.
« Les rivières ont toutes une odeur, difficile à décrire. Peut-être celle de l’étreinte de l’eau et de la pierre. »
Une navigation visuelle entre les prêles et le vol des martinets, entre la fixation d’une mouche en bout de ligne et la mort des éphémères emportés par la rivière. Cette rivière synonyme de respiration pour les jeunes qui subissent la guerre et les défilés des jeunesses hitlériennes, cette rivière qui finit polluée et bétonnée à l’époque actuelle. Tout au long du livre, Grégoire Carlé raccroche les éléments, comme un flot continu porté par un dessin colorisé avec finesse. Puis, comme une ligne qui s’accroche dans les branches d’un arbre, l’Histoire s’emmêle. L’Histoire s’en mêle, et les jeunes adolescents des années 1940 impriment des tracts, contestent l’occupation, commencent à saboter, à travers le réseau de La feuille de lierre, tout comme celui de La main noire. Des réseaux arrêtés, torturés, déportés, internés au camp de Vorbruck-Schirmeck avec la figure du très difficilement supportable tortionnaire Karl Buck, avec des planches dont les traits soulignent la violence des conditions, portant l’odeur de la mort comme l’araignée tisse sa toile pour mieux étouffer celles et ceux qui tentent de s’y débattre.
D’images de scènes de torture, l’auteur fait un bond avec quelques papillons, les deux pieds dans l’époque contemporaine et la disparition des espèces animales, et nous propose de remonter la rivière, jusqu’au mythe du Léthé et de Mnémosyne. Cette rivière qui le long du livre nous fait traverser le temps pour ne pas oublier que le camp de concentration de Struthof était situé sur le territoire français, pour ne pas oublier des figures comme celle de Marcel Weinum, décapité le 14 avril 1942 à l’âge de 18 ans pour avoir résisté. Pour s’interroger, un temps, sur les frontières, les notions d’identités, les liens entre l’Histoire et l’intime, mais aussi et surtout, la destruction et les catastrophes environnementales, avec cette fresque aussi documentée que sensible et vibrante.
Le Lierre et l’Araignée de Grégoire Carle – Un livre de 200 pages paru le 26 janvier 2024 – Dupuis/Aire libre