La zone d’intérêt, du Londonien Jonathan Glazer : une œuvre qui fait mal au bide et nous plonge dans des réflexions infinies sur la monstruosité potentielle de l’être humain, a fortiori si celui-ci porte un uniforme arborant des têtes de mort et est en prime enclin à obéir à toutes directives, à se soumettre à toutes idéologies aussi mortifères soient-elles.

Issu d’un livre éponyme écrit par le Britannique Martin Amis (1949-2023) – lequel est mort le jour de la projection du film lors du festival de Cannes –, La zone d’intérêt touche à un sujet effroyable*, à savoir la « solution finale de la question juive » (die Endlösung der Judenfrage). Celle-ci a été planifiée par Heinrich Himmler (1900-1945), Reinhard Heydrich (1904-1942) et Adolf Hitler (1889-1945) et mise en œuvre par des officiers SS zélés comme Rudolf Höss (1901-1947), commandant du camp de travail (forcé) et d’extermination (de masse) d’Auschwitz-Birkenau, gigantesque complexe de 55 km² dédié à la mort et à l’exploitation morbide de travailleurs·euses corvéables à merci, près de la frontière polonaise, à l’est de l’Allemagne nazie.

En bordure de ce camp de la mort, dans une vaste maison confortable, Rudolf Höss** (interprété par Christian Friedel) est installé, peinard, avec sa famille (sa femme Hedwig, interprétée par Sandra Hüller, et leurs 5 enfants) qu’épaulent des domestiques qu’on sent terrorisé·es. Les Höss vivent là, comme si de rien n’était, comme si tout était normal. Et c’est ce qui interroge. Comment, sans disjoncter, des êtres humains ont pu infliger à d’autres des traitements aussi effroyables – à savoir les stigmatiser, les ghettoïser, les rafler, les transporter dans des wagons à bestiaux, les regrouper dans des camps gigantesques répartis aux quatre coins du Lebensraum (l’espace vital) du IIIᵉ Reich et, in fine, les exterminer par la faim, le froid, l’insalubrité, les tortures, les mauvais traitements, les conditions de travail épouvantables et le Zyklon B utilisé dans les chambres à gaz pour ne pas perdre de temps et se débarrasser consciencieusement des indésirables que sont, aux yeux des nazis, les juifs, les homosexuels, les communistes, les handicapés mentaux, les résistants ou les tziganes ? La mère d’Hedwig, écœurée par l’atmosphère, préfèrera néanmoins écourter son séjour chez les Höss.

Les fours crématoires seront quant à eux utilisés pour ne pas laisser de traces, si ce n’est des cendres et des colonnes de fumée qui empuantissent l’air des kilomètres à la ronde. Les cadavres des prisonniers suppliciés doivent disparaître. Les basses œuvres du IIIᵉ Reich n’ont pas à être mises sous les projecteurs. La solution finale est entourée de secrets : son horreur innommable, si elle était mise en lumière, risquerait de nuire à la réputation nazie.

La zone d’intérêt expose ainsi cette anomalie – qui n’en est plus une si l’on considère que les nazis professaient une doctrine complètement folle qui affirmait la supériorité de la race aryenne sur d’autres parties de l’humanité qu’on pouvait donc réduire en esclavage ou anéantir. Sont juxtaposées l’horreur d’un massacre de masse et la routine familiale de la famille Höss qui a bâti ses privilèges et sa « tranquillité » sur l’orchestration obstinée, obsessionnelle, à l’échelle industrielle, d’un génocide. La nuit rougeoie des flammes incandescentes que produisent les hautes cheminées des fours crématoires qui tournent à plein régime, tandis que, à ses abords immédiats, piscine, jardin fleuri, fêtes champêtres, réceptions mondaines, hommages militaires et avantages en nature de toute sorte embellissent la vie des Höss.

La zone d’intérêt agit dès lors comme une piqûre de rappel acérée nous invitant, en pénétrant les consciences et les imaginations, nous saisissant aux tripes, à réfléchir sur les signaux faibles (ou tonitruants) qui nous alertent sur l’actuelle montée en puissance de la barbarie*** – signaux qui devraient nous inciter à résister, à n’y pas céder, à faire preuve d’humanité et de solidarité, pour que refluent nuit et brouillard.

* Alors on ne s’attendra pas à passer un moment agréable, divertissant. Reflet de souffrances inouïes, difficilement supportables, le cinéma – tout comme le réel – peut être, hélas, parfois, autre chose qu’un spectacle réjouissant.

** Dans La mort est mon métier (1953), l’écrivain Robert Merle (1908-2004) s’inspirera du journal intime tenu par ce sinistre SS-Obersturmbannführer qui, après avoir été jugé par les autorités polonaises, finira pendu sur son lieu de travail. Tous les crimes ne restent pas impunis.

*** Les exemples, d’une intensité plus ou moins criante, révoltante, abondent, qu’il s’agisse des milliers de réfugié·es qui meurent en traversant la mer Méditerranée, du génocide palestinien, de l’invasion de l’Ukraine par les forces russes, des tentes de migrants lacérées par les forces de l’ordre sur les côtes de la Manche, des tziganes toujours parqués dans des camps insalubres en bordure d’autoroutes, de zones Seveso, de déchetteries ou de cimenteries, des prisons françaises surpeuplées où règnent des conditions indignes ou des centres de rétention administrative où sont détenues des personnes, y compris des bébés, dont le seul tort est de ne pas avoir les bons papiers…

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