Alexandre Marius Jacob, Travailleurs de la nuit : un récit autobiographique sur ces hommes qui contestaient, dans la théorie comme en pratique, l’inéquitable partage des richesses ici-bas.
« En voyant tous ces wagons chargés de riches voyageurs – qui sont peut-être des actionnaires de la Compagnie – courir sur les rubans d’acier à une allure vertigineuse et qu’un grain de sable pour ainsi dire pouvait réduire en miettes, je pensai au garde-sémaphore dont les paroles me résonnaient encore aux oreilles : “J’aurai une retraite… Je suis honnête, moi, je travaille.”
C’est alors que je compris toute la puissance morale de ce préjugé. Se croire honnête parce qu’on est esclave ! Je compris aussi la force de ce frein contre la révolte : l’espoir d’une retraite. Allons bourgeois ! vous avez encore de beaux jours à régner sur le peuple ! Vous n’aurez rien à craindre tant que vos ignares victimes seront empoisonnées par l’espoir d’une retraite et par l’imbécilité de se croire honnêtes parce qu’ils crèvent de faim. » (pages 44-45)
Il aurait pu finir à Cayenne, où il avait été déporté après un long procès. Il aurait pu tomber dans l’oubli. Sa geste, pleine de malice, d’audace et de droiture, ô combien subversive en cette IIIᵉ République née dans l’écrasement sanglant de la Commune de Paris, aurait pu passer pour celle d’un délinquant multi-récidiviste, agissant en bande organisée. Mais le fluet Alexandre Marius Jacob (1879-1954) avait la couenne épaisse et, surtout, une profonde intelligence et un élan vital hors du commun – et un don pour l’écriture grâce à un goût prononcé pour la lecture.
« Un marchand d’alcool, un patron de bordel s’enrichit, alors qu’un homme de génie va crever de misère sur un grabat d’hôpital. Le boulanger qui pétrit le pain en manque ; le cordonnier qui confectionne des milliers de chaussures montre ses orteils, le tisserand qui fabrique des stocks de vêtements n’en a pas pour se couvrir ; le maçon qui construit des châteaux et des palais manque d’air dans un infect taudis. Ceux qui produisent tout n’ont rien, et ceux qui ne produisent rien ont tout.
Un tel état de choses ne peut que produire l’antagonisme entre les classes laborieuses et la classe possédante, c’est-à-dire fainéante. La lutte surgit et la haine porte ses coups. » (p. 19)
Certes, avec ses camarades illégalistes, ils commirent moult vols dans des bijouteries, des églises, des châteaux ou des monts-de-piété. Certes, dans la nuit du 22 au 23 avril 1903, sa bande abattit un gendarme décidé à les priver de leur liberté – à laquelle ils étaient farouchement, viscéralement, spirituellement attachés – et à les conduire devant des juges qui les auraient immanquablement condamnés à mort – car être expédié vers Saint-Laurent-du-Maroni puis débarquer au bagne des îles du Salut équivalait pour la plupart des bagnards à une mort certaine. Et c’est d’ailleurs ce qui arriva à son complice Félix Bour (1881-1914), qui ne reviendra pas de l’enfer guyanais où il purgeait une peine de travaux forcés à perpétuité. Léon Pélissard (1867-1913), le troisième larron arrêté cette funeste nuit pluvieuse du printemps 1903, en la gare de Pont-Rémy, dans la Somme, après le cambriolage raté d’un maison bourgeoise abbevilloise, condamné à 8 ans de travaux forcés puis à la résidence perpétuelle en Guyane, mourra quant à lui au Panama, quelques jours après s’être évadé…
Travailleurs de la nuit retrace ainsi dans le détail l’arrestation des ces trois malfrats. Mais c’est aussi l’occasion, pour l’auteur, de contextualiser, de justifier ses actes et de porter un discours militant puissant, toujours (hélas) d’actualité tant les inégalités sociales sont encore exacerbées, voire encouragées par un gouvernement qui prône l’ordre favorable aux possédant·es avant tout – la lutte n’a pas fini de surgir et la haine de porter ses coups.
« La pensée d’Alexandre Jacob s’inscrit finalement dans un cadre éminemment politique puisque, pour l’anarchiste, la prison est une réponse capitaliste au principe de lutte des classes », résume dans un autre ouvrage, qu’il préface également, cet exégète d’A. M. Jacob qu’est Jean-Marc Delpech (in L’homme libre, éditions de la Pigne, Saint-Dié-des-Vosges, 2022, 192 p., 9 €, p. 13).
Alexandre Marius Jacob, Travailleurs de la nuit, éditions L’Insomniaque, Montreuil, coll. « Petites insomnies », 2011, préface et notes de Jean-Marc Delpech, 128 p., 9 €.