Le maître ignorant : un ouvrage de Jacques Rancière au titre en forme d’oxymore (selon les canons actuels) mais qui est pourtant loin de déboucher sur un cul-de-sac.
« L’homme est un animal qui distingue très bien quand celui qui parle ne sait ce qu’il dit… Cette capacité est le lien qui unit les hommes. » (p. 55-56)
Voilà une lecture ardue – qui est le fieffé imbécile qui a dit que la lecture ne devrait réclamer aucun effort ? – mais stimulante et apportant une alternative intellectuelle en cette époque où l’on perçoit si souvent les effets pervers des excès de la verticalité et la mise en berne de la notion pourtant capitale de l’égalité.
Le philosophe Jacques Rancière nous fait donc faire la connaissance d’un pédagogue dijonnais d’antan : Joseph Jacotot (1770-1840). Pour celui-ci, c’est primordial de considérer les intelligences de chacun comme égales. L’enseignant n’a pas à avoir une position surplombante par rapport à l’élève ou l’étudiant. Il n’a pas même à connaître la matière qu’il enseigne. L’étudiant est en mesure d’apprendre par lui-même ; le maître aura juste à s’assurer que l’élève est attentif, concentré, appliqué, consciencieux, persévérant, et à proposer un cadre d’apprentissage adéquat, faisant en sorte que l’élève pourra déployer pleinement ses propres compétences. NB : Nous noterons que, dans Le voyage de Joenes de Robert Sheckley, c’est la façon qu’utilisera Joenes, devenu un peu par hasard professeur de l’université de Saint Stephen’s Wood à Newark dans le New Jersey, sans savoir quelle matière il aura à enseigner. De même, un père de famille, ignorant des lettres et des sciences, pourra enseigner à ses enfants les lettres et les sciences, pourvu que ceux-ci possèdent un support écrit ou tout autre artefact sur lequel étudier.
« Maître est celui qui maintient le chercheur dans sa route, celle où il est le seul à chercher et ne cesse de le faire. » (p. 58)
Évidemment, cette conception n’a pas fait école, si ce n’est de manière très marginale. L’école d’aujourd’hui est classiquement hiérarchisée de façon verticale. Un certain ordre politique et social est ainsi maintenu ; ceux qui possèdent le savoir (considérés comme ayant toujours un coup d’avance) le distillent à ceux qui ne l’ont pas (qui conservent un train de retard). J. Rancière y voit le maintien d’un parfait abrutissement des masses, maintenues dans l’illusion de leur infériorité au sein d’une société inégalitaire – et vouée à le rester.
« La façon dont on définit l’intelligence et l’homme détermine la manière avec laquelle on détermine les organisations sociales. » (p. 88-89)
On se plaît pourtant – et c’est là un challenge de taille, étant donné l’environnement qu’on connaît – à imaginer, dans les pas de J. Rancière qui nous invite à nous éloigner du chemin tracé, une société basée sur l’égalité des égaux et non plus sur l’inégalité entre inférieures et supérieures intelligences, une société où chacun·e serait en mesure de s’émanciper, avec les encouragements d’un maître ignorant.
« Ce qui nous intéresse, c’est l’exploration des pouvoirs de tout homme quand il se juge égal de tous les autres et juge tous les autres égaux à lui. » (p. 96-97)
Le maître ignorant – Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, de Jacques Rancière, Librairie Arthème Fayard, 1987, 240 p.