Éloge des femmes mûres, de Stephen Vizinczey

Éloge des femmes mûres – Les souvenirs amoureux d’András Vajda, de Stephen Vizinczey : le parcours sentimental international d’un Hongrois qui traverse les tourmentes.

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« Bien que je sois maintenant athée, je garde un souvenir ému de ma félicité devant les quatre cierges, dans ce silence et cette fraîcheur de marbre vibrant de mille échos. C’est là que j’ai acquis le goût du mystère insaisissable – penchant qui est donné aux femmes à la naissance, et auquel les hommes ont parfois la chance d’accéder. » (p. 19)

On pourrait croire que tout a été dit – ou écrit, ou chanté, ou filmé – sur l’amour. Or, on n’en parlera jamais assez – et on n’écrira jamais suffisamment sur le sujet.

« J’ai souvent observé de ces changements d’humeur chez les femmes que j’accompagnais à la caserne : elles quittaient leur famille en déesses de vertu partant pour le sacrifice, et puis, sans aucun doute, elles prenaient du bon temps avec les Américains, souvent plus jeunes et plus beaux que leur mari. Un bon nombre d’entre elles, je crois bien, n’étaient pas fâchées de pouvoir se considérer comme de nobles et généreuses épouses et mères prêtes à tous les sacrifices, alors qu’en fait il leur plaisait assez d’échapper un moment à l’ennui conjugal. » (p. 35)

Avec élégance, douceur et humour, vertus non pas surannées mais intemporelles, Stephen Vizinczey (1933-2021) dépeint le parcours d’un séducteur né au sein de la petite bourgeoisie dans une Hongrie bientôt annexée par l’expansif IIIᵉ Reich, dans les années 30. Très tôt orphelin – les nazis ayant eu l’idée de trucider son père qui, au nazisme, préférait « le régime autoritaire et proclérical de l’amiral Horthy » (page 15) – puis élevé par des religieux ainsi que par le cercle tendre et parfumé des amies de sa mère, le jeune András Vajda va traverser la guerre et les bombardements, avec chance et habileté – propriétés vitales en ces périodes de chaos quasi absolu durant lesquelles les frontières entre le bien et le mal s’estompent et se redessinent.

« Sans prêter attention à son public d’admirateurs, elle [Boby, une juive qui passa 127 jours et 4 heures à Auschwitz] me donna un long baiser.

“C’est grâce à toi que je suis en si bonne forme, déclara-t-elle.

- Pourquoi donc ?

- Tu n’as jamais entendu parler de la théorie d’Einstein ? Le plaisir se transforme en énergie.” » (p. 150)

Grâce à ses dons de polyglotte, il va notamment devenir proxénète pour l’armée américaine*. Il raconte ses envies et frustrations, ses flirts ratés (auprès de Julika) et ses succès parfois inespérés et tentatives hasardeuses auprès des femmes (certaines étant mariées) : la comtesse S., Fräulein Mozart (qui a ses habitudes auprès de la garnison des GI’s), Maya, Klári (la cousine de Maya), Ilona, Zsuza, Boby (rescapée d’Auschwitz), Nusi (qui galère avec ses enfants)… Ses ratés et ses conquêtes l’aident à mûrir, à vivre et le conduisent in fine à traverser l’Atlantique. Et on se plaît à suivre ces pérégrinations amoureuses, racontées avec un grand sens de l’observation, une fine connaissance des rapports humains concrets, du bon goût, de la sensibilité et une once de désinvolture et d’impudeur. Micro-événements intimes et plus amples tragédies de l’Histoire s’entremêlant, au-delà de ces relations interpersonnelles sont donc aussi décrites les mœurs de l’époque de cette Europe centrale marquée par la guerre, les invasions, les exodes et la dureté des régimes politiques.

« Comme disait Lajos Kossuth, le chef de la révolution de 1848, les Hongrois ont “une personnalité historique” – c’est-à-dire qu’ils puisent dans l’histoire des siècles et des millénaires passés la force de lutter contre les puissances meurtrières de leur temps. Ils peuvent se référer à l’histoire d’une nation vieille de mille ans, au cours desquels, qui plus est, se répète constamment le même schéma de dépossession et de résistance, de sorte que même les plus idiots s’en souviennent. L’histoire de leur défaite et de leur survie a pour eux la valeur d’une religion, comme chez les Juifs ; ils ont la tête pleine des calamités qui n’ont pas réussi à les anéantir.

Nous avons déjà été châtiés
Pour nos péchés passés et à venir

dit l’hymne national, traduisant cette attitude d’apitoiement sur soi-même et de défi qui fait des Hongrois des sujets si agités et si rebelles malgré leurs fréquentes défaites. Leurs moments de triomphe ont été trop peu nombreux pour alimenter leur orgueil, mais ils tirent leur gloire du fait qu’ils ont survécu à l’invasion tartare (1241), à l’occupation turque (1526-1700), à l’occupation autrichienne (1711-1918) et à l’occupation allemande (1944-1945). Les citoyens des grandes nations ont tendance à croire que les victoires sont éternelles ; les Hongrois, eux, s’intéressent surtout au déclin du pouvoir, à la chute inévitable des vainqueurs et à la renaissance des vaincus. C’est pourquoi peu d’entre nous ont jamais imaginé que les Russes resteraient pour de bon : on se demandait seulement quand ils partiraient et comment. » (p. 210-211)

* Nota bene : Également polyglotte et particulièrement débrouillard, dans un contexte également excessivement oppressant, Lale, le héros du Tatoueur d’Auschwitz d’Heather Morris quant à lui, au sortir du camp de concentration d’où par miracles successifs il sort vivant, deviendra proxénète, mais pour l’armée russe.

Éloge des femmes mûres – Les souvenirs amoureux d’András Vajda, de Stephen Vizinczey, 1965, Gallimard, Paris, 2006, coll. « Folio », traduit de l’anglais par Marie-Claude Peugeot, photographie de couverture du Tchécoslovaque Jaromir Funke (1896-1945), 304 pages.

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