Papillon noir est une adaptation en opéra d’un texte de Yannick Haenel, artiste associé au TNB ; sculptant l’expérience du deuil et de la mémoire, le texte matérialise une écriture provenant d’un cauchemar de l’écrivain, et révèle un témoignage sur la manifestation du vivant. L’actrice Élise Chauvin joue une femme qui vient d’être renversée dans la rue. Elle hurle à sa mère au téléphone, qu’elle est vivante. Cette conversation, entretenue avec cette dernière, est en réaction au choc. Elle rentre chez elle après sa journée de travail, et il est difficile de faire la distinction : cette femme heurtée est-elle encore vivante ou déjà morte ?
Pour la mise en espace signée Arthur Nauzyciel, c’est en arrière-plan que sont installés vingt-six musiciens, derrière un rideau blanc transparent. Il n’ y a pas de fond, pas d’objets révélateurs d’un quotidien, simplement il y a cette femme seule qui marche lentement vers la scène, droit devant le public, récitant un long monologue. L’espace-temps est comme en pause. Le soir du choc, elle reconnaît tout, et ne convoque pas le futur : coincée dans cet instant de la commotion. Son apparence n’indique aucune blessure, elle ressemble à un fantôme qui vient hanter le public. Ce texte raconte l’angoisse, et le spectateur se retrouve coincé dans l’abîme de l’héroïne.
“Quand j’étais dans le trou ils me disaient ne te laisse pas aller voyons sors la tête de l’eau reste avec nous il faut vivre la vie est belle mais vous croyez que c’est facile vous et bien sûr que je voulais la sortir de l’eau ma tête bien sûr que je voulais vivre mais allez donc vivre quand vous êtes dans un trou quand vous y êtes quand vous n’arrivez pas à revenir parce que dans le trou personne ne sait ça n’existe pas la vie dans le trou c’est nulle part et pourtant on est là dites-moi comment faire aidez-moi peut-être en m’appelant je pourrais m’orienter avec votre voix et avancer vers vous”
Les trois actes sont ponctués par trois couleurs de robes fabriquées par Gaspard Yurkievich, de même taille et de matières différentes. Dans sa robe blanche et citadine, la femme raconte son histoire du jour : un conducteur l’a renversée sans se retourner, elle est évidemment secouée, elle dit qu’elle travaille trop et toujours plus, et que ses médicaments la tuent. Était-elle déjà anesthésiée quand le jour de la collision est arrivé ?
Dans sa robe noire, le corps s’efface et la blancheur de ses jambes, de ses bras, de ses mains et de son visage de revenante accentue ses pensées lui donnant un air fantomatique, ainsi la vie semble lente et se déliter. Cela peut faire penser au tableau énigmatique One du peintre belge Michael Borremans, dans lequel une femme est habillée d’une chemise transparente.
Quand elle revient sur scène avec une robe pourpre, l’actrice rentre dans une parole progressive de l’instant, ce personnage est excédé d’être vivante. Son flux de pensée nous plonge dans ses souvenirs, ses images, et sûrement dans son inconscient collectif qu’elle s’est fabriquée durant sa vie, et révèle d’innombrables failles et quelques passions. Elle évoque un quotidien surmené et des histoires amoureuses, comme pour justifier les moments où elle a aimé et quand même ressenti de belles sensations fortes. Dans le livre Passion simple d’Annie Ernaux, la conclusion révèle que le vrai luxe est de vivre une passion. La présence de cette femme sans nom est agitée par ces coulées verbales, il lui manque quelque chose, et elle justifie comme un mantra qu’elle est vivante.
L’ange de l’annonciation qui est censé venir ne viendra pas, et ne lui annonce donc aucune inspiration. Pas d’esprit, pas de Dieu. Puisqu’elle ne se souvient plus de l’ange, cela l’amène à l’existence d’un trou, comme s’il n’y avait plus de croyance en une nouvelle figuration. L’écrivain Yannick Haenel évoque la littérature blanche de Maurice Blanchot. La figure de l’appel n’existe pas dans Papillon noir, peut-être que tout se joue dans l’appel téléphonique avec sa mère, car c’est dans celui-ci qu’il y a le repère temporel de l’accident, de cette femme bousculée ; restée dans l’instantanéité, qui vit et meurt.
La musique de Yann Robin est un opéra dans lequel un chœur de douze chanteur·se·s compose la métaphore d’un état spécial et cyclique, que l’on peut trouver dans le Livre tibétain de la mort, où le principe rituel bouddhique tibétain, le Bardo Thödol, consiste à se régénérer à partir de l’écoute de ses sensations et des flux internes, allant d’un état de mort vers une renaissance. C’est pourquoi on entend de la part des chœurs comme des soupirs, des expirations et des voix provenant de la gorge. Ce qui pousse à se laisser transporter vers une narration organique. L’expérience intérieure, le spirituel alimenté dans les œuvres peuvent nous rappeler le spectacle Untitled #2, au sujet de la méditation dans l’art.
Papillon noir – un livre de Yannick Haenel, écrit pour la musique de Yann Robin paru le 15 octobre 2020, et mis en espace par Arthur Nauzyciel (joué le 23 octobre 2021 au TNB).
Photos : ©Gwendal Le Flem