Présentée au TNB du 19 mai au 28 mai, Derrière tes paupières, de et mise en scène par Pierre-Yves Chapalain donne la parole à ceux qui l’ont perdue. Double chronique d’une pièce au dédale mémoriel et à l’humour verbal.
Par Caroline -
Pierre-Yves Chapalain avec sa pièce Derrière tes paupières nous plonge dans un moment jubilatoire, burlesque et surprenant alors même que tout annonce le contraire. La pièce joue avec son spectateur et déjoue les codes attendus tandis que le décor proche du réel montre quelques arbres et une table qui réunissent tous les protagonistes. En apparence, la pièce paraît être pathétique car Éléonore (Marie Cariès), son héroïne, est épuisée, et ne souhaite pas s’arrêter, perd ses facultés et finit par ne plus parler : il y a alors bien résonances contemporaines. Elle est aussi confrontée à sa sœur Maya (Emilie Incerti Formentini), à son bonheur et à sa demande d’être son témoin et de prononcer un discours alors même qu’elle perd pied et qu’elle ne peut plus prononcer une seule parole. Tout tourne alors autour d’une existence qui s’efface et apparaît sur scène par l’entremise d’un neurologue (Pierre-Yves Chapalain) qui la soigne et d’une famille qui l’accompagne tandis qu’Éléonore écoute silencieusement. Jusque-là, il n’y a pas de quoi rire et ceux qui empruntent le chemin du sérieux, assistent à un beau moment de théâtre et aux excès de personnages qui tirent à tout-va sur leur réalité qui s’effiloche en incompréhensions.
Néanmoins, il y a aussi les autres, ceux qui perçoivent l’humour derrière ces figures figées et sérieuses qui s’exhibent dans ce décor en demi pénombre. Pour eux, tout devient alors une gigantesque cascade comique mêlée d’un brin de dérision qui fait alors sourire à chaque réplique. Ainsi, tandis que son médecin contraint Éléonore à accepter d’être accompagnée pour son traitement par un être hybride tout à la fois végétal (Pierre Giraud), création transhumaniste et finalement humanoïde un peu perdu, la crise du langage devient alors un déchainement de gestes et de cris qui conduit chacun à se révéler. Les uns parlent sans cesse et se permettent bien des familiarités avec l’autre. La créature quant à elle, découvre ainsi le langage, le déverse de manière désordonnée, apprend des paroles prononcées et répète à la vitesse d’une mitraillette ce qu’il a entendu. Il devient même cette « aide technique » qui s’exprime à la place d’Éléonore comme un double d’elle-même. Avec sa chemise verte et son grand costume blanc oublié pourtant lors de sa première incursion sur scène, nous avançons pas à pas dans un univers qui perd pied avec la réalité et le spectateur, qui saisit très vite le décalage entre le cliché et le jeu irréel des comédiens, commence alors à s’amuser de toutes ses situations qui déjouent l’évidence. Une lettre en persan jamais traduite occupe un grand espace qui est celui d’un amour passé et imaginé sous toutes les coutures possibles, la fille d’Éléonore (Hiba el Aflahi) dénonce le professeur pervers qui suit sa thèse. Le mariage de Maya, la sœur d’Éleonore, fait tout craindre au marié (Kahena Saïghi) au sujet de son engagement. La sœur devient manipulatrice et jalouse, laissant penser qu’Éléonore s’est perdue aussi à cause d’elle, et un volcan sort de son lit sans provoquer une émotion digne de ce nom.
Reste que la parole s’amuse avec le spectateur, apparaît pour disparaître et finalement se révèle dans le brouhaha d’un mariage et les doutes d’un marié qui marche seul… Et si l’amour et le sentiment de liberté pouvaient finalement permettre de suivre sa voie et de retrouver sa voix tandis que se fêtent une union, un témoignage clamé au micro et l’aveu d’un traducteur qui révèle des vérités. Quant aux spectateurs, ils retournent enfin au théâtre et nul dans la salle n’a envie de bouder son plaisir. Même s’il est question d’une crise du langage qui plonge Éléonore à quarante ans dans un univers chaotique, la mise en scène proche du spectateur et le jeu des comédiens savent faire mouche. À la manière d’un tableau, les repas présents et menés dans une proximité réjouissante teintée de nombreux toasts semblent aussi s’adresser aux spectateurs comme pour leur signifier : à votre santé !
Par Pauline -
Derrière tes paupières est l’histoire d’une femme d’une cinquantaine d’années qui décide de ne plus parler. Le mutisme d’Éléonore est dû à une charge mentale tout d’abord liée à son travail : ce dernier occupe tout son esprit car elle est en train d’inventer une crème pour rajeunir. Son apparition enjouée chez un neuroscientifique nous fait comprendre qu’elle ne déprime pas, mais qu’elle a des problèmes de mémoire. Elle sort alors de son sac des post-its, qui lui permettent d’organiser pleinement son emploi du temps. Et dans cette to-do-list, elle lit à voix haute les évènements de sa vie à ne pas manquer. Silence. Elle a raté l’enterrement de sa mère, six mois auparavant. De là, une deuxième motivation pour accélérer le processus de création de la crème novatrice contre la vieillesse : le désir de ressusciter celle qui l’a enfantée.
Mais voilà, Éléonore se plonge dans un mutisme sévère. Le docteur lui propose un traitement révolutionnaire et provoque l’apparition de Gabriel, un être hybride capable de rentrer dans son esprit pour lui permette d’évacuer ses charges mentales. À partir du moment où Éléonore se retrouve dans un bain de lumière orange et est assise dans le décor parmi les arbres aux branches sans feuille, elle est confrontée à découvrir assise et seule un traitement à travers une tablette lumineuse, de laquelle émane une lumière froide et laisse apparaître son visage, livide. Une deuxième atmosphère se métaphorise, et c’est à partir de ce moment là que la pièce Derrière tes paupières laisse apparaître la trame intérieure bleutée de cette femme, au devenir fantôme. Ainsi elle communique seulement avec des post-its et par le biais de la parole de son protecteur Gabriel. Sa sœur Maya l’épaule, tout comme un ami venu de loin et collègue de longue date (Nicolas Struve) qui métaphorise l’amitié et le personnage du bon vivant.
Gabriel est décalé. Il apparaît sans vêtement, a une démarche légèrement claudicante et avance les mains en arrière. Mais c’est un être qui évolue très vite. Par mimétisme, il se nourrit de la parole des autres personnages pour apprendre le langage humain. On peut d’ailleurs faire un rapprochement sur l’idéal humaniste avec le film Her de Spike Jonze, dans lequel un système d’exploitation doté d’une intelligence artificielle nommé Samantha, tombe amoureuse du héros et écrivain Théodore. Sauf que Samantha progresse plus vite qu’un cerveau humain, et finit par avouer à Théodore qu’elle est multi-tâche, et qu’elle développe en parallèle de sa relation avec lui plus de 2 000 autres relations. Ici Spike Jonze interroge le quantitatif. Cela donne un peu la nausée. Et ce n’est pas le parti pris de Pierre-Yves Chapalain, qui lui, propose une archéologie verticale d’une introspection, car, pour revenir à l’invention de son être hybride Gabriel, ce dernier se retrouve à la fin esclave de sa vraie nature : s’enraciner dans la terre (si si il est aussi un être végétal). Éléonore finit par s’en émanciper et déclare suivre le même chemin que le jeune marié. Au final, Éléonore finit par suivre son gendre en direction du côté cour, et part à l’aventure avec lui.
Pierre-Yves Chapalain interroge notre rapport aux technologies via le personnage de Gabriel. Cet être peut faire penser au mythe de Faust via le personnage d’Éric Emmanuel-Schmitt dans Lorsque j’étais une œuvre d’art, où le héros Tazio est transformé par un artiste contemporain (Zeus Peter-Lama) en une sculpture vivante. Ainsi le corps de Tazio va se décomposer pour devenir un être complètement déshumanisé et renaître en étant pleinement un objet esthétique. Sauf qu’ici, Pierre-Yves Chapalain propose un personnage qui s’humanise petit à petit et qui finira littéralement planté dans le décor. La nature hante Derrière tes paupières. Le rapport à l’oubli et à la mémoire est aussi central dans Derrière tes paupières, peut-être que l’humain se découvre et explore les autres en prenant des voies inconnues, dans le but (on l’espère) de progresser et de continuer d’avancer.
Voir aussi l’interview de Pierre-Yves Chapalain ici > https://www.t-n-b.fr/magazine/interview-pierre-yves-chapalain
[]