Le nazi et le barbier d’Edgar Hilsenrath : une épopée redoutable et jubilatoire autour de l’emprise des idéologies qui conduisent au pire et auxquelles, pourtant, les sociétés (et certains individus) se soumettent.
Aryen aux cheveux bruns et aux yeux globuleux, le petit Max Schulz grandit en Silésie, dans le quartier juif de Wieshalle*, entre les rues Goethe et Schiller, en même temps que le nazisme** prospère dans l’Allemagne unifiée de l’entre-deux-guerres. Max ne connaît pas son père – il hésite entre cinq amants de sa mère, créature aussi plantureuse que lubrique – et ne connaît que trop son beau-père, Anton Slavitzki, infâme coiffeur qui abuse de la situation en usant éhontément de son long membre. « Slavitzki ? Un type grand et maigre, les sourcils en broussaille, des yeux d’ivrogne affligés d’un léger strabisme, les cheveux dégoulinants de graisse, le nez osseux et, à croire la rumeur, une bite si longue qu’elle lui arrivait jusqu’aux genoux. Raison pour laquelle, d’après les racontars, Slavitzki la fixait toujours sur la cuisse à l’aide d’un élastique. » (p.20-21) En face du gourbi où il est élevé est établi le prestigieux salon de coiffure du juif Chaïm Finkelstein, qui a un fils, Itzig. Itzig est du même âge que Max.
Tandis que Max rejoint les rangs serrés et fanatisés de l’hitlérisme alors triomphal, les persécutions s’amplifient et se durcissent à l’égard des juifs.
Sur un ton souvent farcesque, entre le conte cruel et la chronique historique, l’auteur décrit les étapes importantes d’une époque assez invraisemblable à travers son narrateur épique, Max Schulz, qui ne tardera pas à usurper l’identité de son ami d’enfance, Itzig Finkelstein, une fois que les vents de l’histoire auront tourné. Nazification de l’Allemagne sous le joug d’un moustachu hystérique ; montée en puissance des camps d’extermination qui turbinent bientôt à un train d’enfer notamment en Pologne annexée ; expansion tous azimuts puis déroute des troupes allemandes bientôt traquées par les Russes et harcelées par les partisans de la résistance armée sur le front de l’Est ; nouvel ordre mondial et instauration en Palestine d’un État juif, au forceps puisqu’il faut pour ce faire combattre les Britanniques puis les coalitions arabes, qui accueillera les survivants de la Shoah ; prospérité israélienne fondée sur la combativité de la Haganah (qui deviendra Tsahal), sur des annexions sans scrupules et sur le travail acharné des kibboutzim et des migrants de tous horizons qui ne ménagent pas leur peine pour conquérir le désert et le transformer en verger…
Très en verve, profond et drôle, via des pages savoureuses, en dépit de la gravité insondable des faits évoqués, Edgar Hilsenrath propose ainsi un ouvrage indispensable, aussi féroce qu’humaniste. Il déconstruit l’idée de victime et de bourreau. Max Schulz alias Itzig Finkelstein devenant successivement l’un puis l’autre, puis l’un, puis l’autre, puis autre chose. Un homme est ainsi ce qu’il accomplit et il s’accomplit dans ce qu’il est ou devient. Ses transformations se font au gré des sévices qu’il subit, des costumes – ou des uniformes – qu’il endosse, des retournements de veste qu’il opère. En la matière Max Schulz alias Itzig Finkelstein est un expert puisqu’il ira même (une fois que les carottes seront cuites pour les hitlériens) jusqu’à se faire tatouer sur le poignet un faux matricule de déporté et à se faire circoncire afin de mieux passer pour une victime de l’holocauste. Ses choix, aussi discutables soient-ils (comme par exemple s’engager dans la Waffen SS et embrasser la carrière de génocidaire dans un camp de concentration nazi au fin fond de la Pologne occupée) forment au final une existence. Et c’est à la fin de la foire – la toute fin – qu’on compte les bouses, et soupèse les âmes et leurs péchés plus ou moins véniels. « À vue de nez, dix mille », admettra-t-il à la louche histoire de donner un compte rond (p. 453) quand on lui demandera le recensement des exécutions de juifs qui lui incombent personnellement, lui qui se considère comme un petit poisson, planqué dans le banc innombrable des petits poissons qui ne font qu’obéir aux ordres donnés par les grosses légumes du IIIᵉ Reich.
* Ville imaginaire.
** Idéologie tout sauf imaginaire.
Le nazi et le barbier, d’Edgar Hilsenrath – Éditions le Tripode – 2018 – Traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb – Illustration de la couverture par Henning Wagenbreth – 480 p.