La danse toujours rebelle du danseur et chorégraphe Thierry Micouin a illuminé les spectateurs du festival Waterproof à Rennes et du festival DansFabrik 2020 à Brest avec sa dernière création Eighteen. D’une attaque peu glorieuse dont il fut la cible, l’artiste réaffirme avec fierté la place de l’art et ses enjeux politiques.
Eighteen naît d’une blessure, une lettre envoyée par une spectatrice à Thierry Micouin en 2006 après une représentation de la première pièce que l’artiste a chorégraphié, Who, dans laquelle il interrogeait le genre et dans laquelle sa fille Ilana Micouin, alors âgée de 8 ans apparaissait (dans des vidéos intégrées au spectacle). La spectatrice, qui n’a pas compris le travail du chorégraphe, se dit choquée, fait des amalgames outranciers et accuse violemment l’artiste. La réponse du chorégraphe et de sa fille Ilana Micouin, aujourd’hui adulte et devenue artiste elle-même, est une fière expression de la danse comme lutte pour la dignité des personnes.
Eighteen prend place dans un studio de répétition où se déroule une séance ordinaire de travail d’artistes en court d’élaboration d’une pièce. Le processus créatif est exposé sous nos yeux à travers le déploiement des rythmes particuliers que sont les phases de recherches entrecoupées de pauses détentes. Les phases de recherches se nourrissent des archives de chaque artiste, les pauses détentes sont le temps d’anecdotes personnelles. Les différents éléments alimentent alternativement la conceptualisation et l’incarnation d’une création en une oscillation entre la tension de la concentration liée aux expérimentations et aux phrases chorégraphiques transmises, et la détente nécessaire, comme une respiration libératrice, mais aussi comme l’occasion des pensées quotidiennes de s’immiscer dans ce processus, de nourrir cette réflexion et de l’ancrer dans le réel, la contingence.
À ces processus de création, les deux danseurs superposent leur parcours d’enfant et de père artistes. Dans un dialogue ponctué d’anecdotes et de phrases dansées à la manière d’un documentaire montrant leurs approches respectives se croisant, la fille marche dans les pas de son père pour finalement dessiner sa propre voie. Ilana choisit le théâtre. La complicité délicate et épanouissante père-fille est relatée, mêlée à la précieuse tâche de la transmission d’artiste à artiste qui est donné à voir dans Eighteen. L’artiste apprend d’un ainé ou d’un pair, s’empare et transforme en imprimant sa propre marque ce qui vient de lui être donné, et fait ainsi œuvre de création. Ilana croise l’héritage paternel avec d’autres sources auxquelles Thierry Micouin n’a pas pu avoir accès (le conservatoire et l’école P.A.R.T.S.). La complicité et de la générosité de l’amour filial sans faille est le pas de côté qui permet de surmonter la rivalité évoquée sans tabou d’où naît l’individuation de l’enfant, de l’artiste.
des danses de lutte, des chemins de résistance à la brutalité (…)
Eighteen est aussi construite sur une autre opposition, contre les propos de la lettre lue par Ilana ainsi que les propos homophobes tenus en public par des représentants du mouvement la Manif pour tous également restitués par le duo de danseurs durant le spectacle lors d’un jeu des sept familles réinventé. Ces propos sont livrés, tels quels, sidérants par leur vulgarité et l’absurdité de leur fatuité, leur absence de prise avec la réalité. La charge est violente. À ce déchainement de brutalité, qui écrase toute réflexion et surtout tout dialogue pour y substituer la soumission, il est opposé ce rythme et cette intensité particulière du travail artistique qui génère chez le spectateur cette position émotionnellement privilégiée où les espace mentaux s’ouvrent et se nourrissent librement par les enjeux posés et déconstruits dans le champs du sensible.
Toutes les chorégraphies de Thierry Mocouin, de Who, sa première pièce, en passant par Double Jack et Synapses, sont des danses de lutte, des chemins de résistance à la brutalité de récits abusivement simplificateurs qu’elles évoquent. Le travail chorégraphique de Thierry Micouin met en exergue un espace où le corps des danseurs, après avoir erré dans un temps d’incertitude et de déstabilisation où les questionnements fusent, se trouve dans cet état précis de tension, de tonicité qui précède le moment où il se relève, remonte des limbes et agit. Le chorégraphe fait régulièrement appel à l’énergie crue du mouvement punk qui réveille les corps par ses cris de révoltes, portée par la guitare rageuse de Pauline Boyer.
Face au manichéisme qui fige les êtres dans une simplification excessive et fausse, aux mots et aux slogans violents qui visent à stigmatiser et détruire, Thierry Micouin par un le dispositif mis en place dans Eighteen, fait d’intrications du récit sensible et de l’intime, mène le spectateur vers une autre voie, celle de l’altérité. Le chorégraphe place le spectateur dans le réel factuel, lui restituant des gestes et des faits du réel, des corps vue sous le prisme de leur ressenti intime traduit dans l’espace poétique qu’est le plateau. Cette transmission invite le spectateur à faire le même chemin que l’artiste, mais dans le champs de son imaginaire. Le spectateur n’incorpore pas l’œuvre, quoique. Le spectateur, bien que n’étant pas en jeu sur le plateau, intègre l’œuvre, s’en imprègne, l’intériorise. Il est physiquement présent dans une proximité d’espace avec les artistes. Mais la distance qui le sépare de la scène est son espace de liberté pour accepter ou non la proposition de l’artiste.
Chorégraphie Thierry Micouin // Création sonore Pauline Boyer // Interprétation Ilana Micouin, Thierry Micouin // Regards Pénélope Parrau, Dalila Khatir // Lumières Alice Panziera // Régie générale et son Benjamin Furbacco
Photos ©César Vayssié /©Thierry Micouin