Quasi-lipogramme en A-minor ; ou La réintroduction : un roman stylé d’Emmanuel Glais, plein de subtilité (et constitué comme le titre l’indique sur le procédé du lipogramme*), sur la condition des quidams de province du XXIᵉ siècle tiraillés entre leurs envies de réussir, légitimes, de s’émanciper du poids des traditions familiales (ici décrites de façon assez marrante) et le quasi-désespoir qu’implique le simple fait de vivre au sein des sociétés humaines.
À la tête d’une auto-entreprise de recyclage, après des études à Rennes, Hubert-Félix connaît la condition des travailleurs précaires sommés d’œuvrer dans un monde désolant. Ses affaires de couple mal embarquées n’arrangent rien. « Mes difficultés économiques compensent difficilement mon infortune érotique. Je me morfonds de ne rien économiser. Tout ce que je touche, 600 € les meilleurs mois, ruisselle directement vers le portefeuille de mon logeur. » (page 46)
Hubert-Félix nous ravit néanmoins avec son acrimonie imprégnée des vicissitudes de l’époque.
« Montfort-sur-Meu, ville fleurie (une fleur seulement). L’éden espéré, enfer devenu. Les promoteurs vendent du rêve : les entrées de ville proposent des bouts de terre constructibles sur des publicités immenses. Derrière, des bicoques beiges et ternes sortent de terre comme des moisissures sur une pelure de pomelos. » (page 64)
Les petites vacheries d’Hubert-Félix touchent juste, dégommant dans le mille les inconséquences de l’époque qui n’épargnent personne, pas même le narrateur. « J’envie tout le monde, surtout les ingénieurs d’EDF et les SDF, qui exposent visiblement leur mépris des règles et des institutions, ou inversement, surfent sur les opportunités du siècle. » (page 67)
À travers le portrait d’un avant-dernier de cordée, le Rennais Emmanuel Glais** (ci-contre en compagnie de l’épagneul d’un ami chasseur) brosse le profil d’une génération soucieuse de bien-être, d’écologie, de rapports intergénérationnels apaisés, de progrès sociaux, d’émancipation. Et tout ceci passe par une critique un brin caustique mais toujours drolatique des mœurs actuelles : « Ce sont toujours des troènes et des pittosporums qui servent de brise-vues et de brise-vents. On veut se sentir chez soi, disposer de son écrin de verdure, tout petit et tout moche, et de son crédit immobilier, bien long et ruineux. » (page 49) Alors on se doute bien que les avancées majeures, pour Hubert-Félix et ses semblables, vont exiger de la persévérance, une bonne dose d’inventivité et une once d’acceptation des médiocrités innombrables qui accablent nos contemporains. Avec ce Quasi-lipogramme en A minor d’où la lettre « a » s’éclipse, très souvent avec malice, on dispose donc à la fois d’un objet littéraire assez troublant et d’une étude de cas passionnante à travers ce Hubert-Félix un chouia misanthrope, mais dont on ne comprend que trop les sentiments blasés qui semblent l’accabler.
« Tiens, une vidéo circule. On y voit le Premier sinistre et son second de cordée gloser sur l’effondrement. Ils empruntent un Boeing tous les deux jours, les cuistres. Sérieux, quoi. Et votre empreinte écologique ? Troufions ! Loustics ! Pignoufs ! » (page 73)
* Un lipogramme est un exercice littéraire qui consiste à se passer d’une lettre, en l’occurrence le « a ».
** À qui l’on doit le déjà sarcastique Cons et consorts paru en 2011 aux prestigieuses éditions de la rue nantaise (Rennes).
Questions à l’auteur
« cheminer en lisière de l’impossible »
- Faute d’avoir sous la main Georges Perec (1936-1982) pour lui demander ce qui a pu lui passer par la tête pour entreprendre La Disparition, je me tourne vers toi et t’adresse la même question à propos de Quasi-lipogramme en A minor.
On oublie vite les primitives douleurs de conception. Une idée vous ronge et pour s’en délester, on est tenté de l’épuiser. Le désir de relever un défi, de cheminer en lisière de l’impossible, fut un stimuli, je suppose. Longtemps je crus écrire une simple nouvelle. Les premiers mots se couchèrent difficilement sur le fichier Libre Office, puis, lorsque je m’y suis mis pour de bon, des bouts entiers sortirent presque seuls. Tiens bon, c’est le bon bout, me suis-je écrié une nuit de pleine lune ! Et j’ai tiré, tiré !
- Les aventures d’Hubert-Félix connaîtront-elles une suite ? Car on l’abandonne à Lille, durant son service civique et le lecteur est en droit de se demander, entre autres, si son projet de breveter un épluche-oignons révolutionnaire va ou non le conduire sur les rails de cette bonne fortune qu’Hubert-Félix, sans néanmoins se faire trop d’illusion car ce n’est pas son genre, appelle de quasi tous ses vœux ?
Eh bien que le lecteur écrive la suite, s’il considère mon livre inachevé, comme l’OuLiPo vient de le faire assez brillamment avec un roman entrepris pas Boris Vian (il avait écrit quatre chapitres et laissé un synopsis avant de l’abandonner). Si cependant le lecteur apporte plus d’importance, comme moi, à l’écriture en tant que telle qu’aux aventures contingentes et dérisoires de mes personnages, qu’il se rassure en se disant que j’écris d’autres choses, parfois sans la lettre « a », dont certaines sont lisibles en ligne (alipogramme.tumblr.com). Ce sont surtout des (tentatives de) poèmes, mais il y a aussi une nouvelle qui s’inscrit dans la continuité de ce premier travail d’écriture contrainte.
- Peut-on considérer que la littérature sauvera le monde – ou bien même elle n’y suffira pas ?
Dans Belle jeunesse, Marek Hłasko, qui dénonce le système communiste écrit : « Moi je n’ai rien contre les Commies. Tant qu’ils feront leurs saloperies et que je pourrai m’en servir pour écrire, ça me va. »… On peut essayer de faire pareil avec toutes les menaces, mais généralement la littérature n’a pas d’effet sur le monde. C’est un message d’homme à homme, difficilement démultipliable, qui dans le meilleur des cas s’avère réconfortant.
- Quels seraient tes derniers coups de cœur culturels ?
Je t’avouerais avoir pris une claque en lisant Mort à Crédit il y a quelques mois. C’est rigoureusement cynique et la prosodie célinienne est incroyable. En 2019, j’ai aussi été marqué par les classiques africains Le monde s’effondre, de Chinua Achebe et des livres de Amadou Hampâté Bâ. Tous deux transpirent l’horreur de la période coloniale, et en même temps, avec leurs histoires de marabouts, donnent une place au monde de l’invisible.
Au cinéma, j’y vais pas beaucoup, mais je pense que le succès de Parasite de Joon-ho Bong est mérité. Sur la société française, j’ai bien aimé Banlieusards, de Kery James, produit par Netflix faute de producteurs français enthousiastes…
Côté sorties musicales, la scène locale me comble. Les Druids Of The Gué Charrette viennent de sortir un single avec un très beau clip, et Ron kring vertebre un superbe album, avec une voix cristalline par-dessus un nappage électronique envoûtant. Je n’écoute plus beaucoup de rock, mais ces deux groupes réveillent mes instincts adolescents. Sinon j’aime bien écouter ces temps-ci un morceau de violon écrit par Bach, la Chaconne de la 2ᵉ Partita en ré mineur.