Rothko untitled #2 : une création et mise en scène de Claire Ingrid Cottenceau (plasticienne et actrice-performeuse) et Olivier Mellano (compositeur, auteur et improvisateur), en résidence au TNB, représentée du 11 au 14 février 2020.
Aller voir un tableau de Mark Rothko (1903-1970), c’est faire l’expérience non pas d’un plaisir esthétique mais d’une éthique. Son œuvre abstraite invite à se dessaisir en tant que spectateur, car Rothko ne cherche pas a provoquer mais à signaler la profondeur des choses. Ses questionnements picturaux frôlent les échos de vide et de plein sur la scène, notamment grâce à l’interstice d’une ligne droite et changeante d’humeur, ce qui manifeste l’urgence immédiate d’un ici et maintenant, que l’on pourrait assimiler à la philosophie taoïste.
Même s’il ne voulait pas être catégorisé dans le courant des peintres expressionnistes abstraits américains de son époque, Rothko s’est tout de même focalisé sur le sens de la couleur et sa spatialité. Il faut percevoir ses peintures sans séductions et sans aucun sens décoratif, car pour lui, enclavé dans sa vie d’homme moderne, il faut déjà aller au-delà des pensées hantées par la crise et la guerre du XXᵉ siècle, afin de dépasser la réflexion post-traumatique qui en découle (en fait Rothko était déjà dans une réflexion postmoderne). Il ne faut pas se méprendre dans le fait que cette création au TNB ne documente pas la vie et l’œuvre de Mark Rothko, mais que celle-ci révèle le conditionnement individuel et collectif de l’extra-contemporain, celui des agglomérats résiduels qui saturent notre quotidien.
Tout commence dans Rothko untitled #2 avec la voix du philosophe Jean-Luc Nancy dans laquelle il évoque les tableaux color field du peintre. Un premier tableau à l’atmosphère étrangement romantique se forme sur scène, et c’est à une vitesse lente que nous sommes conviés à visualiser une nappe fine faite de fumée au sol, représentant l’estuaire d’une mer. Puis les radiations des jeux de lumières sur le plateau viennent ponctuer une esthétique sobre, feutrée, et terriblement sombre, et ce jusqu’à la fin du spectacle.
Ces « champs de couleurs » indiquent l’indétermination du geste et la surface colorée plus vaste, d’où l’omniprésence d’une ligne horizontale et lumineuse, qui va nous dépasser et rencontrer le hors-cadre de notre pensée. Alors vient la voix de Claire Ingrid Cottenceau tirée des poèmes de John Taggart intitulés Poème de la chapelle Rothko, qui peuvent faire penser aux poèmes répétitifs de la poétesse américaine Gertrude Stein.
Ce spectacle commence dans une ambiance feutrée et est caractérisé par une immersion visuelle et sonore. Car c’est une expérience de privation à l’égard du spectateur qui se métaphorise dans l’univers du peintre. Le voyeurisme naturel du spectateur se retrouve absorbé par la frontière du visible et du non-visible, dans laquelle la philosophie de Maurice Merleau-Ponty pourrait éclairer ces questionnements. La porosité de ce qui n’est pas raconté – l’indicible – du vide et du plein, se tourne vers une expérience kinesthésiste entre ce qui est vu et ce qui est entendu, mais sans aucune illustration car c’est le mécanisme des sensations d’un dialogue silencieux qui provoque une spiritualité, et qui va modifier notre perception au temps présent. Nous sommes clairement invités à une méditation, qui s’équilibre entre des ombres et de la lumière, des sons et des mots, des gestes et des chants.
Il y a également des pièces vocales a capella en anglais invoquées dans un trio de chœurs par Judith Derouin en soprano, Émilie Nicot en alto et Christophe Gires en ténor. Enfin la présence active du chorégraphe contemporain Alban Richard offre des mouvements corporels qui viennent révéler un autre sens à l’immatérialité de l’univers de Rothko. Claire Ingrid Cottenceau et Olivier Mellano viennent interroger notre société actuelle, saturée d’informations. Quelle mode de vie nous infligeons-nous ? Comment vivre dans une existence gorgée d’excès ? Leur création vise à dépolluer notre regard d’aujourd’hui, celui du XXIᵉ siècle, afin de révéler les dérives du (matérialisme) contemporain.