La petite femelle, de Philippe Jaenada : un ouvrage passionnant sur le crime passionnel, le patriarcat et la justice influencée par celui-ci.
« La première raison de son refus [de se marier avec Félix Bailly] est toujours la même : elle ne veut pas devenir femme au foyer à vingt-et-un ans, alors qu’elle a un tel besoin de se sentir active et utile, un projet précis pour son avenir et toutes les capacités nécessaires pour le réaliser. Or à cette époque, une femme mariée ne fait pas ce qu’elle veut (…) Une épouse n’a pas le droit d’exercer un métier, quel qu’il soit, sans l’autorisation de son mari. Et il est clair que Félix n’envisage même pas pour la forme qu’elle puisse continuer des études de médecine. » pp. 253-254.
Redoutable historien du fait divers judiciaire, Philippe Jaenada expose ici la tragédie de Pauline Dubuisson (1927-1963, ci-contre), retraçant ce que fut sa vie, ses amours et ses déboires judiciaires, puisqu’elle fut accusée d’avoir tué son amant, Félix Bailly, de sang-froid. Née d’un père « germanophile » aux exigences élevées qui s’occupe personnellement de l’éducation de sa fille et d’une mère de plus en plus fantomatique au fil des malheurs qui s’abattent sur sa famille ; adolescente durant l’Occupation allemande, découvrant le sort insupportable des régions soumises à des bombardements intensifs meurtriers, puis celui réservé à celles qui eurent le mauvais goût de cultiver des relations approfondies, intimes, avec l’ennemi, Pauline a, très tôt, développé une personnalité très forte. Ce qu’étaient ses principes (être « forte comme un homme », instruite jusqu’à vouloir suivre des études médecine, ne pas montrer ses faiblesses jusqu’à paraître insensible et arrogante) ainsi que le contexte historique, légal, socio-culturel, Philippe Jaenada reconstitue tout une époque. Il donne chair et pensées à des personnages qui en deviennent bouleversants.
« L’avocat général Raymond Lindon se lève. Il sort de sa poche une feuille tachée de sang. C’est la lettre que Pauline a écrite au président Jadin. Curieusement, celui-ci, au lieu de la lire lui-même comme il aurait semblé logique, l’a passée à son vieux copain – car ils se connaissent depuis la première dent de Mathusalem, eux aussi. Vas-y, toi, tu feras ça mieux que moi, c’est ton truc. Raymond Lindon lit. D’une voix sévère et agacée. Pas du tout celle d’une jeune femme qui pense être en train de mourir. Ça change un peu l’intention, c’est comme si on lisait du François Villon en costume de Télétubbie, ou du Verlaine en pétant. » pp. 514-515.
On comprend mieux comment une jeune femme, émancipée avant l’heure, avec vingt ans d’avance, intelligente, put néanmoins lors de son procès, en 1953, faire l’objet d’un opprobre assez généralisé, ce qui la conduisit à la prison des femmes de Haguenau où elle purgera une lourde peine – la perpétuité assortie de travaux forcés. Dénonçant, certes a posteriori, le patriarcat et le machisme assez éhonté qui régnaient quasi sans conteste encore en cette seconde partie de XXe siècle, les ratés de la police, les a priori de la sphère judiciaire (comme dans l’affaire de Henri Girard décrite dans La Serpe), la rapacité charognarde d’une presse sensationnaliste peu embarrassée de scrupules éthiques, La petite femelle a de quoi faire naître – comme ce fut le cas pour Vergès (1925-2013) qui suivit de près ce procès – quelques vocations d’avocats ou de journalistes épris de vérité et de justice.
« Le jeune homme de vingt-huit ans qui vient de la Réunion ne rit pas non plus. Il est écœuré. Il écrira quelques années plus tard : “L’interrogatoire n’avait qu’une fonction : humilier pour humilier. On attendait qu’elle se mortifie, se confonde en excuses, se répande en larmes et se couvre de honte. Elle ne voulait pas y consentir.” Ce jour-là, il décide de reprendre ses études de droit, abandonnées en 1942. “J’ai parcouru toutes les stations de ce procès comme les degrés d’une initiation. Il fut pour moi, et pour la première fois, l’exemple même de l’incommunicabilité dans une enceinte judiciaire. Toute vie, pour être approchée, exige le recueillement. Le procès ne fut que tumulte et ricanements.” Il s’appelle Jacques Vergès, il deviendra avocat deux ans plus tard. » p. 552
« Tous ces gens de vingt ou trente ans qui se rangent aux côtés des vieux magistrats pour défendre, de bonne foi et à raison, leur ancien copain, mais aussi la morale, la famille, la fidélité obligatoire et la place traditionnelle des femmes, sont la jeunesse et prétendument la force de l’époque, mais les parents de ceux qui manifesteront contre eux en 68. Pauline a une génération d’avance sur eux. » p. 583
La petite femelle – Enquête historique un brin romancée de Philippe Jaenada – Julliard, 2015, collection « Points » – 744 p. – 9,10 €.