14 Juillet : un récit d’Éric Vuillard sur ceux qui ne sont rien mais sans lesquels rien de grand n’advient.
« À présent la ville est immense, Paris est une des plus grandes villes du monde, ce n’est plus une cité, avec son agora, son forum, c’est une grande ville moderne, avec ses faubourgs, la misère qui s’agglutine autour d’elle, saturée de nouvelles et parcourue de rumeurs. On y trouve des gens de toute la France, de l’étranger même, des émigrés parlant leur patois, mêlant leurs vies, et accédant à l’expérience du très grand nombre, de l’anonymat. Oui, désormais, nous sommes anonymes, dégarnis de la famille ancienne, purgés des rapports féodaux, désempêtrés du coutumier, délivrés du proche. » (page 76)
Les émeutes de la faim se multiplient. Dans le même temps, à la cour du roi, on mène grand train. Parce qu’il faut faire des économies, les caisses du royaume étant vides, pour éviter la banqueroute – et donner un signal d’empathie à ceux qui enragent et que les mauvaises récoltes successives acculent à la misère – la reine Marie-Antoinette (1755-1793) réduit ses dépenses d’un million (c’est dire si elles sont colossales autant qu’indécentes). Tant de fastes irrite néanmoins au plus haut point. En avril 1789, une ancienne manufacture du faubourg Saint-Antoine, devenue une sorte de palais du kitsch (la folie Titon), va en faire les frais : elle sera mise à sac. Les auteurs de ce mouvement de colère vont être durement châtiés par les gendarmes et la cavalerie du roi venus mater l’émeute. Il y aura plusieurs dizaines de morts (on n’a pas le décompte exact) pour venger « les nappes déchirées, les oreillers crevés, les tasses de porcelaine ébréchées, les vestes de soie en lambeaux, le satin en confetti, les innombrables gilets de toile, les déshabillés de madame, les monceaux de mouchoirs brûlés » (page 19). En juillet de la même année, toujours à Paris, les raisons d’être en colère (prix du pain élevé, salaires bas, chômage de masse, privilèges insolents des puissants de moins en moins supportables, etc.) sont encore vives. Les habitants des faubourgs ne vont pas commettre la même erreur. Ils s’arment, dévalisent les Invalides, les musées, les théâtres, cherchant à se procurer vieux canons, mousquets antiques et autres fusils d’opérette. La poudre est entreposée à la Bastille – imposant bâtiment dont l’ombre et les muraille obscurcissent l’horizon et dont le dépècement débutera le soir même de sa prise et se poursuivra joyeusement les jours suivants comme on peut le voir dans Un peuple et son roi de Pierre Schœller sorti en 2018. Il faut aller l’y chercher. La suite, on la connaît. Il y aura 98 morts parmi les assaillants et Bernard René Jourdan, marquis de Launay (1740-1789) à qui revenait le commandement de la Bastille, sera lynché par la foule puis aura la tête coupée.
En se plaçant du côté des petites gens, anonymes ou presque, sur lesquelles on ne possède que des informations parcellaires (« Mercier, le teinturier, Minier, le tailleur, Saunier, l’ouvrier en soie, Terière, le scieur en long, Mique, le serrurier, Miclet, le jean-foutre, les frères Moreau, jean-foutres eux aussi, Motiron, le fabricant de lacets, Navizat, le doreur, Nuss et Oblisque, les quedalle, ont tous bel et bien vu le jour et boulonné et bouffé et bu et marché de long en large dans Paris, et ce jour-là, c’est en chair et en os qu’ils étaient à la Bastille (…) Ah ! que c’est émouvant les noms propres ; le bottin de la Bastille, c’est mieux que la liste des dieux dans Hésiode, ça nous ressemble davantage, ça nous rafraîchit la cervelle », pages 86 et 87), Éric Vuillard raconte une Histoire qui n’est pas exactement celle qu’on apprend dans les manuels d’Histoire. Mais plutôt celle des floués, dont les vies souvent rudes et brèves, peuvent parfois être belles, héroïques, inspirantes.
14 Juillet récit d’Éric Vuillard, Actes Sud, coll. Babel, 2016, 206 pages, 7,80 €.