Théâtre, émissions de radio, concerts : pendant 2 semaines au festival Mythos, les arts de la parole sont à l’honneur. Les langues se délient et les décibels fusent, pourtant dans ce tumulte, il reste encore des choses qu’on ne peut dire à personne. C’est du moins l’avis de Bertrand Burgalat, taulier émérite du label Tricatel, qui nous a accordé une entrevue avant de monter sur scène.
■ Je voudrais commencer par évoquer avec toi cette belle devise, que tu as choisie pour ton label Tricatel : « Tout espérer, ne rien attendre ». Comment tu appliques ce mantra, en tant que producteur ?
Ah ! Alors cette devise, on l’a reprise à notre compte mais à l’origine c’est une phrase Élisabeth Barillé, une romancière et parolière du label. Un jour elle m’a dit cette phrase, et je me suis dit : c’est merveilleux comme devise. J’ai fondé une association de diabétiques un peu dissidents (l’association Diabète et méchant, ndlr), et c’est aussi notre devise, d’ailleurs. Ne rien attendre : on met parfois beaucoup d’espoir dans les choses, on veut que tout se passe bien, mais l’important c’est de mettre ces choses en œuvre, de les réaliser.
C’est marrant parce qu’il y a une autre devise que je regrette de ne pas avoir vue plus tôt : cette semaine dans Les Échos il y avait un article sur Theresa May à propos du Brexit, et ils citaient une phrase d’Einstein qui disait « La définition de la folie, c’est de refaire toujours la même chose, et d’attendre des résultats différents. » Je me suis demandé si je ne tombais pas un peu dans cette définition ! Ce n’est pas que je fais tout le temps le même disque, mais à chaque fois j’essaye de faire un peu la même chose, et je me dis peut-être que cette fois il y aura des choses qui vont se déclencher.
■ Tu me sembles être un producteur qui laisse une grande liberté aux groupes avec qui tu travailles. Est-ce que c’est une conviction dont tu es imprégné depuis le début du projet Tricatel, ou est-ce une liberté qui s’est construite au fil du temps et des projets ?
Je pense que c’est une chose qui s’est construite avec le temps. Au début, quand j’ai fait les premières compilations du label, les artistes qui y figuraient n’existaient pas toujours, parfois c’était moi qui prenais un pseudonyme pour créer un effet de masse… j’aurais adoré créer une sorte d’écurie où on fasse des « faux produits » ! Mais même comme ça, je pense qu’on ferait ce qu’on fait de façon sincère. Dans les labels que j’aimais, comme la Compact Organisation ou él Records, il y avait cet esprit de jeu. Mike Alway, c’était un mec qui était moins musicien que moi, il arrivait en studio, et il donnait deux-trois idées aux artistes, qui n’étaient pas musicales, mais qui allaient être super. Il allait dire à Simon Turner, qui était un enfant star, tu vas t’appeler maintenant the King of Luxembourg, il imposait les titres des chansons, rien d’autre que ça, mais c’était hyper motivant.
Quand on a la chance de rencontrer des musiciens et des artistes intéressants, on veut quand même qu’ils s’épanouissent, qu’ils soient heureux de faire ce qu’ils font. Un groupe comme Catastrophe par exemple, quand ils amènent des idées, généralement elles sont brillantes, il y a un échange et ce serait dommage de les censurer. Ils travaillent aussi avec des gens d’une génération que je ne connais pas nécessairement, toutes les personnes qu’ils ont amenées pour faire des vidéos, c’étaient des gens excellents, pareil pour les graphistes… donc c’est très agréable. Moi, c’est un rapport qui m’enrichit et qui m’inspire beaucoup.
■ Vous avez organisé il y a deux mois un congrès Tricatel à Cannes, en prenant le parti de mélanger les genres entre musique, cinéma, littérature… Tu peux revenir sur cet événement, nous raconter comment c’était ?
C’est un concours de circonstances, on s’est rendu compte il y a un peu plus d’un an que le maire de Cannes était un fan du label depuis les débuts, il achetait nos disques par correspondances quand on faisait des 25 cm… Il nous a proposé de faire quelque chose là-bas, c’est lui qui a insisté pour l’idée de congrès. C’était peut être maladroit vis-à-vis des Cannois parce qu’ils ont pensé qu’il fallait une vraie accréditation, alors qu’au contraire, c’était complètement ouvert. Ça a donné un mélange intéressant, il y avait des fans qui suivent le label depuis très longtemps, mais il y avait aussi des Cannois, qui sont venus comme s’ils allaient voir Marie-Claude Pietragalla ! Et puis dans cette idée de congrès, il y avait cette promiscuité qu’il y a dans les séminaires : les gens se rencontrent, et il y a moins cette séparation qu’il peut y avoir entre les artistes et le public. Il y a un dialogue, quelque chose de beaucoup plus abordable, et c’est aussi un des bons côtés quand on fait des choses qui ne sont pas forcément hyper grand public, le dialogue avec les gens en général est plus facile.
Ça a été un moment assez magique. Comme on ne voulait pas arriver comme dans une réserve d’Indiens, Chassol a fait un atelier avec des scolaires, Blandine de Catastrophe a travaillé avec des lycéens, c’était extrêmement touchant parce qu’elle leur demandait de façon anonyme d’écrire des confessions, en fait des choses qu’on ne peut dire à personne. Il y avait des choses très intimes, certains sur leur sexualité, certains sur leur famille… C’était très émouvant.
« un esprit de sérieux, de liberté et d’humour »
■ Pour parler de l’identité de Tricatel et pour reprendre un mot qui est dans le vocabulaire de Catastrophe, c’est le terme d’innocence qui me vient. Un esprit de création non-agressif, doux et élégant sur la forme et passionné sur le fond. Une sorte de candeur en costard.
Il y a quelque chose de galvanisant dans ce qu’apporte Catastrophe : le fait de ne pas avoir peur d’être ridicule. Dans une époque de grand narcissisme, je trouve que c’est quelque chose de très frais et d’assez inhabituel. Je trouve que ce qui est très difficile à travers la musique, c’est de parler de société en évitant d’être dans l’imprécation ou l’indignation, et de ne pas être non plus dans une espèce d’indifférence polie.
En revanche, un label, c’est une structure où il y a des sensibilités très différentes. Chez Tricatel, il y a sans doute un esprit commun qui est à la fois un esprit de sérieux, de liberté et d’humour, mais nous avons tous des idées différentes, et c’est important que ce ne soit pas monolithique. De même, dans la musique que je produis, j’ai plus envie de sortir des choses qui sont très différentes de ce que je fais moi.
Je reçois beaucoup, et de plus en plus, de musiques vraiment formidables. Des gens qui font des disques super, des gens comme Astrobal, Le Super Homard, Marie Klock… tous ces gens-là sont vraiment intéressants. C’est pas facile, parce que nous on a pas les moyens de sortir tous ces trucs-là, si on les sortait on risquerait de mal s’en occuper, ils seraient déçus, ils se diraient Tricatel c’est pas si bien… Heureusement, certains sortent dans des très bons labels. Mais c’est quand même une période où on entend des trucs fantastiques, des trucs qui m’impressionnent.
■ Je t’avais vu il y a quelques années en featuring avec le Klub des Loosers à la Gaité Lyrique… Qu’est-ce que tu penses du rap français aujourd’hui ?
Ah oui, Fuzati, j’adore ce qu’il fait ! Dans le rap français il y a des trucs que j’aime beaucoup, mais plutôt des trucs un peu anciens. Il y a certains morceaux de MC Jean Gabin que j’adore. Certains trucs de Vald qui me parlaient, ou encore Mister V… mais les trucs à la Booba, Kaaris, je peux pas du tout.
■ Et PNL, qui sort un album demain, tu vas l’écouter?
Ah non… ce qui me navre c’est pas qu’il y ait des gens qui aiment PNL, c’est que je vois qu’il y a des gens qui à mon avis n’aiment pas ça, et qui se forcent à aimer. Un peu comme avec Kanye West ou autres… on peut aimer ce qu’on veut en musique, mais PNL, j’ai trouvé leur lancement un peu douteux. Leur seul argument à l’époque, c’était qu’ils avaient des millions de vues sur YouTube et une stratégie sur les réseaux sociaux qui était diabolique. Maintenant ils ont du public, mais moi j’aime pas ce truc où on se dit tiens, il y a du public donc si je veux pas avoir l’air amer ou ringard, il faut que je dise que j’aime bien ça.
■ Mais c’est aussi le caractère de la pop music que de circuler comme ça, non ? Il y a des choses à observer dans les engouements collectifs, si on y regarde de plus près. Ce sont des phénomènes qui en disent long sur ce que les gens désirent…
Qu’est-ce que c’est le goût collectif ? Pour moi, c’est l’enfance. C’est ce qu’on a connu enfant. Peut-être que je me trompe et c’est totalement subjectif ce que je dis, mais je pense que sur ces musiques-là, on est à un moment de régression totale. Pas que dans le rap, mais je trouve qu’il y a beaucoup de chansons aujourd’hui qui sont un peu comme des comptines pour vieux enfants, parfois mâtinées de zouk ou de tout ce qu’on veut, mais ça reste régressif.
Tu le sens même dans le design : tout est rond, enveloppant, toutes les bagnoles sont arrondies, regarde les abribus, le design du TGV qui est une machine sublime… on a l’impression de voir un jouet pour enfants de 3 ans ! Il n’y a plus d’angles et on est en train de devenir des grands enfants un peu bébêtes. C’est une infantilisation qu’on a aussi dans la musique, et y compris venant de bons musiciens qui sont obligés de se censurer, parce que s’ils mettent un accord de plus, les gens vont zapper. Il faut aller tellement vite. Je le dis sans jugement ; quand tu dis ça tu passes tout de suite pour quelqu’un d’aigri… et je dois être un peu aigri quand même !
Cette année au SNEP (Syndicat national des éditeurs phonographiques, ndlr) on a sorti les 20 meilleures ventes de l’année, il y avait beaucoup de choses comme ça, sans compter les chanteurs morts… Donc ce rap-là à la PNL, ça me rappelle un peu trop Bonne nuit les petits, et moi je me méfie des enfants-adultes, parce qu’un adulte qui se voit comme un enfant n’est pas forcément quelqu’un de très gentil.
■ Vers quels projets te diriges-tu, dans un avenir proche ? Des idées, des albums à venir ?
Je prépare un nouvel album, j’ai commencé 20 morceaux en même temps, on a fait les rythmiques en trois jours avec Hervé et Stéphane d’AS Dragons, il y a Bastien de Catastrophe, David Forgione. Le disque sortira à l’automne ou à l’hiver prochain. Je ne change pas fondamentalement de formule; je pense que tu peux avoir l’impression de progresser en trahissant tes amis, en changeant de musiciens en allant enregistrer ailleurs… mais c’est plus difficile, en reprenant tes ingrédients, d’essayer de progresser. Mais je suis assez content, je n’ai pas l’impression de refaire celui que j’ai fait, pour reprendre la phrase d’Einstein !
Les choses qu’on ne peut dire à personne, un album de Bertrand Burgalat, 2017.