La faim de vivre de Roxane Gay

Avec son dernier ouvrage traduit en français Hunger, Une histoire de mon corps, l’autrice américaine Roxane Gay trace le récit de ce qu’elle a de plus intime et visible à la fois : celui de son corps, du viol subi adolescente aux kilos engloutis pour survivre, et le cheminement pour se réconcilier avec lui.

 

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« Ce livre est une confession. Il dévoile mes facettes les plus laides, les plus faibles, les plus à vif. C’est ma vérité. C’est un récit sur mon corps parce que, trop souvent, les histoires des corps comme le mien sont ignorées, écartées ou tournées en dérision. Les gens voient des corps comme le mien et ont des a priori. Ils croient qu’ils connaissent le pourquoi de mon corps. Ce n’est pas le cas. Ceci n’est pas l’histoire d’un triomphe, mais c’est une histoire qui exige d’être racontée et qui mérite d’être entendue. »

Ce corps dont Roxane Gay parle et qui est le sien depuis une vingtaine d’années c’est un corps de femme noire grosse, très grosse même – jusqu’à 261 kilos pour 1,91 mètre. Elle l’a construit à force de manger pour combler une faim incessante de survivre, se protéger des autres, de leur désir. Avaler de la nourriture plutôt que recracher sa souffrance.

Quand elle avait douze ans, le garçon qu’elle considérait comme son amoureux et plusieurs de ses amis à lui l’ont violée, dans une cabane de forêt. Le lendemain ils se sont vantés de leur crime à l’école, elle a été insultée de « salope » et isolée. Du coup elle n’a rien dit, pas même à sa famille toujours très aimante et bienveillante, elle a commencé à manger pour grossir, et ne plus jamais devoir revivre une telle violence.

roxane-gay-hungerAu fil de sa vie, elle a appris qu’elle n’était pas seule à avoir subi un viol, que ce n’était pas de sa faute, qu’elle avait un talent pour l’écriture. Elle s’est perdue sur Internet (« Je n’étais plus obligée d’être la ratée obèse, sans amis et insomniaque que je voyais en moi »), dans des relations souvent malsaines avec des hommes et aussi des femmes (« je croyais naïvement qu’avec elles je serais en sécurité »), les troubles du comportement alimentaire, elle s’est enfuie loin de ses parents, qui ne l’ont jamais abandonnée même s’ils ne comprenaient pas. Depuis elle est devenue une autrice reconnue et enseigne en université, elle s’est sortie du cycle des relations nocives et fait la paix avec elle-même, mais doit constamment gérer le souvenir de ces garçons dans la forêt, et les remarques plus ou moins cruelles des gens sur son corps, dans un monde pas adapté aux personnes grosses. C’est toute la nécessité pour elle d’avoir écrit ce livre, même si « ma place dans une telle position de vulnérabilité n’a pas été simple »

« Je pense que le plus gros de mes histoires tristes est derrière moi. Il y a des choses que je ne tolère plus aujourd’hui. Être seule, c’est nul, mais je préfère encore ça à être avec quelqu’un qui me fait me sentir aussi mal. Je suis en train de me rendre compte que je ne suis pas une moins que rien. Ça fait du bien. Mes histoires tristes seront toujours là. Je vais continuer à les raconter, bien que je déteste être en mesure de le faire. Elles pèseront toujours sur moi, mais plus je comprends qui je suis et ce que je vaux, plus ce fardeau s’allège. »

Le premier roman de Roxane Gay Treize jours, paru en août 2017 en France, mettait en scène Mireille Duval Jameson, une Américaine fille d’Haïtiens kidnappée, torturée et violée par un groupe d’hommes contre une rançon, qui s’est ensuite reconstruite avec son mari et ses parents à ses côtés. L’année suivante ce fut le tour de son essai à succès Bad Feminist (publiée aux États-Unis en 2014), où elle évoque son féminisme dans toute sa complexité et ses apparentes contradictions. Elle avait déjà publiquement évoqué sa vie de femme issue de l’immigration haïtienne, grosse et bisexuelle, survivante d’un viol collectif, mais Hunger est le premier ouvrage dans lequel elle ne parle que de tout ça dans les détails (bien que « j’ai mon propre récit de la violence, mais le compte rendu public sera toujours tronqué »).

Ce n’est assurément pas une lecture facile mais elle est importante pour déconstruire les stéréotypes autour de l’obésité, qui n’est pas une maladie de la paresse et de la bêtise mais souvent le symptôme d’un autre mal – le lien entre obésité, troubles du comportement alimentaire et abus sexuels est mentionné dans « Gros·se et santé : décorréler le surpoids de l’obésité », in États généraux de la lutte contre la grossophobie. Et surtout Hunger n’est pas que le récit d’une souffrance mais aussi celui de l’amour, celui pour soi et des autres, à réapprendre à recevoir et donner, qui illumine la lecture au fur et à mesure. Faire la paix avec cette faim d’engloutir ses traumatismes et choisir celle de la vie pour guérir au mieux, car malgré les difficultés, c’est possible.

Roxane Gay, Hunger, Une histoire de mon corps, éditions Denoël, paru le 10 janvier 2019, 323 pages, 20,90 euros.
Elle tweete régulièrement.

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