À l’Ouest, rien de nouveau ? Pourtant, le réalisateur français Jacques Audiard s’est admirablement réapproprié le genre du western pour parler d’une histoire de frères, c’est-à-dire encore et toujours d’une histoire de société avec Les Frères Sisters.
Jacques Audiard sur du western pur, situé en 1851 dans l’Ouest américain en pleine ruée vers l’or ? Le réalisateur du Prophète ou de Dheepan a adapté le roman de Patrick deWitt pour une toute nouvelle aventure américaine. Les Frères Eli et Charlie Sisters, joués respectivement par John C. Reilly et Joaquin Phoenix, sont engagés par le Commodore pour récupérer la formule du chimiste Hermann Kermit Warm, laquelle permettrait de révéler immédiatement l’or dans les rivières. Les deux hors-la-loi, célèbres et redoutés, vont alors s’enfoncer plus à l’ouest encore, vers Jacksonville puis San Francisco, vers la wilderness, et découvrir sur leur route les mécanismes qui président à la construction d’une vie.
Exit le western camembert : Jacques Audiard s’empare d’un genre et d’un sujet américain (pour un tournage réalisé cependant en Europe). D’emblée, il y a ce souffle, le plaisir divertissant que vient équilibrer l’exigence cinématographique : la musique tantôt épique, tantôt lyrique d’Alexandre Desplat, les panoramiques sur l’Ouest américain, le spectaculaire des rafales et des revolvers. Mais ce divertissement, pour ainsi dire, à l’américaine, s’imbrique dans une réflexion plus ample et plus lumineuse qui dépasse le contexte historique de la ruée vers l’or : comment se fait et se défait une vie ? Et surtout : comment elle se maintient ?
Rien de mieux pour en parler qu’une histoire de frères. Surtout quand ces deux frères portent pour patronyme une sororité qui généralise par-delà les genres le concept de fraternité. Les frères Sisters sont pareils à Abel et Caïn, Romulus et Remus : ils incarnent sur la petite histoire familiale la grande histoire qui précède les sociétés. À ceci près que Charlie et son frère aîné Eli ne cherchent pas à s’assassiner. Ils tentent de se reconstruire après un traumatisme familial, entre l’espoir d’une liberté absolue et finalement western et la chute vers un déterminisme violent et sordide.
Audiard filme la ruée vers l’or : il filme alors une société en pleine gestation. Il met en tension la nature immense et sauvage et la rapidité technique des hommes qui la conquièrent. Faut-il vivre libre, hors-la-loi, suivre sa nature, comme Charlie Sisters ? Ou substituer à la sauvagerie une société humaine, comme le souhaite le chimiste Hermann Kermit Warm avec son projet de phalanstère* ?
Dans ce grand décor de carton-pâte grandeur nature que représente l’Ouest américain, tout bouge et tout disparaît : Audiard montre les villes se faire à toute vitesse, les toponymes se créer, les technologies s’inventer. Puisqu’il est lui-même un technicien hors-pair, il raconte l’histoire ambivalente de la technique : à la fois création et destruction. On s’amusera de voir Elie Sisters découvrir la chasse d’eau ou la brosse à dents ; mais la technique sert aussi à la cupidité, au profit, au chaos, comme le révèle la substance divinatoire inventée par le chimiste et qui doit permettre de révéler l’or.
Toutes les histoires de frères sont des histoires de sociétés. Mais Audiard semble nous dire autre chose : tous les frères ne sont pas ennemis. En marge de la ruée vers l’or, et plus généralement d’une histoire de l’humanité souvent abominable, il instille une lueur d’espoir : il existerait encore une certaine fraternité et d’autres systèmes d’association que celle de la société.