Par les écrans du monde, de Fanny Taillandier : un roman taillé sur mesure pour prendre la mesure d’enjeux géopolitiques vertigineux.
Où il sera question de la fragilité du bâti…
Où étiez-vous, avec qui, que faisiez-vous, qu’aviez-vous préparé pour le petit-déjeuner du 11 septembre 2001 et qui fit la vaisselle ? Qui a pu oublier cette journée de stupeur et d’effroi, qui chamboula les esprits, prit de court les états-majors et réduisit en poussière les fières Twin Towers dressées sur l’inexpugnable île de Manhattan ?
À partir de cet événement ô combien spectaculaire de la récente histoire de ce début de XXIe siècle, Fanny Taillandier, experte ès sujet aride et complexe traité sous un angle passionnant, retrace des parcours, des cartes, des réseaux, reconstitue un puzzle épars, bâtit un ouvrage de mots apportant du sens – mise en lumière des paramètres et interrogations multiples sur ce qui constitue cette épopée destructrice.
Qu’est-ce qui mène à la ruine ? Et qu’ont-elles ces ruines (que ce soit celles du Caire et de l’Égypte antique qui forment l’univers culturel initial de Mohammed Amir Atta, celles de l’Afghanistan après les occupations soviétiques puis talibanes, celles du Koweït, celle de Detroit, de la Somalie où se déroula l’opération Restore Hope, ou celles d’Irak) à nous dire ? Ce qu’on détruit est au cœur d’un processus, à l’intersection d’un rhizome d’émotions et de tensions, aussi passionnants que terrifiants à reconstruire.
« L’idée même que les Twin Towers soient détruites par des Boeing ne fait pas sens ; il est insensé que ces tours puissent s’effondrer ainsi, pour ainsi dire à l’insu de leur plein gré, après avoir été transpercées par des avions de ligne américains. » (pages 78-79)
« Et plus nous regardons le film des événements plus croît en nous cette même impression d’irréalité. Non que quoi que ce soit mette en doute, à ce stade, l’authenticité des images ; mais au pays qui a inventé les avions, les gratte-ciel et le cinéma, il est impensable que ce film-là, précisément ce film-là, ne soit pas une fiction. » (page 82)
« Architecte des ruines, l’Agent n’a plus qu’à dire : Atta a été ici, il y avait un training camp (ce que ses supérieurs corrigeront, pour les communiqués de presse, en terror camp, plus clair, plus percutant), à l’autre bout du monde les types en orange sur la planche à eau confirment (quand la pierre vient d’une ruine, quand la langue est vaincue, « arrêtez par pitié » signifie tout aussi bien « oui c’est tout à fait ça », n’est-ce pas ?), et puis il les nomme, ces camps, des noms officiels, qui apparaissent dans ses rapports, pas sur les cartes, mais qui ira vérifier ? » (page 170)
Par le biais d’une fiction où se croisent les vies (sur le fil) de Lucy, spécialiste de la prévision des risques qui bosse à Manhattan pour un grand groupe d’assurance, de son frère militaire pilote de drones qui revient de loin et de leur père qui s’apprête à partir pour l’au-delà, Fanny Taillandier met le doigt – et la plume – sur les failles d’êtres et de systèmes. Failles qui conduisent à la faillite, à la ruine, à la mort – et à la reconfiguration des cartes, des règles et des espoirs – in fine : au renouveau, aux espaces vierges.
De la belle ouvrage, donc, avec incluse dedans une vision de l’empire des images et du monde lucide – et romanesque – non dénuée d’une ironie de bonne facture, car on a besoin d’histoires avec un point de vue critique si possible pour aborder l’Histoire… Et s’y repérer dans le chaos ambiant.
Par les écrans du monde, de Fanny Taillandier, éditions du Seuil, collection « Fiction & Cie », Paris, août 2018, 256 pages, 18,50 €.