On a perdu Quentin, d’Éric Louis

On a perdu Quentin suivi de Casser du sucre à la pioche, d’Éric Louis : Le travail tue. Ce n’est pas une raison pour ne rien faire (quoi que…), mais un argument pour repenser son organisation, son sens et ses buts.

 

Une question que se posaient les Sophistes durant l’Antiquité était celle de la responsabilité, notamment à travers cet exemple : si un spectateur de jeux olympiques est transpercé par un javelot, où se situent les responsabilités ? Du côté du lanceur ? De son entraîneur ? De la foule des supporters ? Du javelot ? Du spectateur placé au mauvais endroit – sur la trajectoire ? Des organisateurs de la compète ? Du destin ? Du juge-arbitre ? Des sponsors ? Des journalistes ? Des parents du lanceur ?

Éric Louis reprend cette ancestrale interrogation, l’illustrant avec le cas du malheureux Quentin, cordiste mort à Bazancourt (Marne), dans le silo d’une multinationale du sucre – deux milliards et demi de chiffre d’affaires en 2016 grosso modo.

533x800_Eric-Louis_On-a-perdu-QuentinCertain·e·s, muni·e·s de leur courte vue ou de leur mauvaise foi fertiles en déni, auront promptement considéré Quentin comme seul et unique responsable du faux-pas qui a mené à sa perte. Éric Louis, qui connaît le métier de cordiste, en a décrit les difficultés (cf. Casser du sucre à la pioche, éditions du commun, 2016, 26 p.), dans la veine de La Centrale d’Élisabeth Filhol (P.O.L., 2010, 140 p.) qui, quant à elle, a dépeint le milieu également très rude et anxiogène des intérimaires du nucléaire (NB : inspirant dans la foulée le film Grand Central à Rebecca Zlotowski, avec Léa Seydoux, Tahar Rahim, Olivier Gourmet, 2013).

En ce qui concerne Quentin, Éric Louis recontextualise cet accident du travail qui était tout sauf imprévisible. Car il y a eu des précédents. Car il y aura toujours des petits chefs pour imposer des cadences effrénées. Car le profit prime sur l’humain – celui-ci sacrifiable sur l’autel de celui-là. Car il y a peut-être, par-ci par-là, encouragés par une législation complice, des dirigeants d’entreprise qui fuient leurs responsabilités et des enquêtes classées régulièrement sans suite, suite à ces drames. Ces attitudes rejetant la faute sur l’individu rendu seul responsable de ce qui lui arrive nous font évidemment immanquablement penser à ces Rémi Fraisse (tué à Sivens), Maxime Peugeot (estropié par la gendarmerie à Notre-Dame-des-Landes) ou Robin Pagès (estropié par la police à Bure) dont les affaires tendent à être classées par une justice obtuse et que les assureurs rechignent à dédommager, au nom justement de la responsabilité du problème survenu qui incomberait entièrement à la victime.

Au final, On a perdu Quentin, s’il est d’abord un hommage très émouvant rendu à un collègue, est également un réquisitoire contre le manque de solidarité entre frères humains, contre les petites lâchetés des haut-placés dans les hiérarchies et contre les conditions faites aux travailleurs précarisés.

On a perdu Quentin suivi de Casser du sucre à la pioche, d’Éric Louis, éditions du commun, Rennes, 2018, coll. « Des réels », 64 pages, 6 €.

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