La Zone du Dehors : l’odyssée de Capt, maître ès libre-arbitre qui décortique savamment les arcanes d’un pouvoir aussi anesthésiant qu’écrasant, pour mieux s’en affranchir. Voire le renverser.
Extraits :
« Je regardais le couple de retraités descendre péniblement, les vingt marches de l’escalier de la tourelle. Cinquante ans à peine, obèses à crever, déjà à peine capables de supporter leur poids sur un seul pied. Gentils pourtant, indiscutablement. Une gentillesse à mettre leurs petits-enfants sous calmant ; et la Volte en cage. C’était désarçonnant mais c’était ça. Ils auraient pu tuer pour leur confort. Non c’était injuste : ils auraient pu laisser tuer, si c’était à distance respectable de tout cri audible, comme on délègue sa sérénité à une société de vigiles en costume crème équipés de bâtons à vomir. » (page 107)
« Si le Dehors ouvrait pour moi [Capt] sur l’Autre que Cerclon, sur quelque chose qui n’avait plus rien à voir avec la civilisation, la radzone incarnait l’Autre de Cerclon : l’autre face d’une médaille industrielle efficace et lisse : face du rebut, du rugueux et de l’improductif – ce Satan, cette terreur secrète de l’économisme triomphant. » (page 117)
« Les grands barrages font des lacs reposants, certes, mais très vite aussi des étangs où l’eau s’étouffe et croupit. Pour qu’une société vive, il ne faut pas chercher à réprimer les tendances naturelles du peuple à la contestation, ne pas chercher à tout régir comme un monarque imbu. C’est l’orgueil du pouvoir qui mine les gouvernements, leur morgue stupide qui tôt ou tard les achève. » (page 382)
« Tout cela me confortait dans mon intuition, souvent moquée par mes amis, que l’homme était fondamentalement bon – à condition d’être en rapport direct et vital avec d’autres hommes. Impersonnel, un système social écarte l’homme de l’homme. Dans la lézarde ainsi creusée, la plante du ressentiment pousse et nourrit la fraude, le parasitisme et l’abus – puisqu’on ne voit jamais qui paie ni qui souffre de nos abus. On espère que c’est le système qui paie quand lui se contente de répartir les coûts et d’inoculer ce que chacun, par sa rancœur, fait subir de manière diffuse à tous. Les dysfonctionnements s’accroissent, les honnêtes gens s’en prennent aux saboteurs et bientôt les imitent… On se retrouve contraint, pour maintenir la cohésion sociale, d’instaurer un contrôle maniaque et vétilleux sur le moindre petit comportement potentiellement fautif de chaque citoyen. Et ça donne Cerclon : la démocratie comme liberticide collectif… » (page 595)
Avec brio, Damasio dépeint un monde du futur, à la fin du 21e siècle, aux confins de Saturne et de ses anneaux poétiques. Là, entourée d’un vaste désert non-alimenté en oxygène, la ville-colonie de Cerclon est télésurveillée de toute part – le paradis de Gérard Collomb en deux mots. Chaque citoyen épie les autres, les évalue, les dénonce. Tout est sous contrôle à proprement parler. Et tout roule ainsi dans la concorde, le confort pour beaucoup, le respect des hiérarchies basées sur des algorithmes et ce pouillème (toléré par le pouvoir en place) d’insurrection aux marges, personnifié par Capt et ses potes anars.
Capt, universitaire subversif, est membre éminemment actif de la Volte, mouvement clandestin contestant l’ordre établi à Cerclon. Encerclés par une technologie de plus en plus invasive (qui bloque les accès de certains lieux aux citoyens des classes basses, qui s’insinue dans les corps via des nano-implants, qui permet aux policiers grâce à un casque high-tech d’atteindre la cible que leurs yeux suivent, qui aide les caddies des clients à se remplir de leurs produits préférés…), menacés par une ghettoïsation plus en plus insupportable (car à Cerclon bien entendu, il y a les quartiers riches et la radzone, périphérie bidonvillesque où tout est radioactif, car Cerclon, cette ville du futur, est bâtie autour d’une énorme décharge interplanétaire, qui sert de prison ultime à l’occasion), Capt et sa bande n’auront d’autre solution que hausser le niveau de leurs actions.
Y parviendront-ils, sans trop se désunir, et si oui de quelle façon ? Combien de plumes leur faudra-t-il perdre pour concrétiser leur projet utopique ? Vous le saurez en dévorant ce roman d’anticipation qui, n’était le nombre de pages, s’avalerait, pour les plus gourmands que les considérations politiques dissensuelles ne rebutent pas, en une nuit de lecture goulue. Bref, vous l’aurez compris, La Zone du Dehors : un livre-phare nécessaire qui éclaire le terrain des luttes sociales et des résistances, à corps et à cris, face à l’oppression dont sont ici décrits avec minutie les ressorts et quelques moyens de démantibuler ces derniers.
« Personne n’avait cru jusqu’à nous à la puissance positive du dissensus. Vous en avez fait l’ennemi de la démocratie, son secret démon. Mais nous commençons à prouver, dans ces cités que vous voulez détruire…
- Disons réorganiser, reprendre en main…
- …que le dissensus est une formidable force de compression sur le gaz des divergences individuelles, loin de couper le lien social, il l’intensifie. Il resserre les liens tout en les tendant. Il accroît le seuil de tolérance à l’étrange et à l’étranger. Il fait de l’originalité une valeur et non plus un défaut. L’écart, la différence de comportements, le désaccord, pour peu qu’on les fasse tenir ensemble par l’estime qu’un être libre a naturellement pour un être libre, dressent le sang et mettent la vie au cœur du système. » (page 636)
NB : Grand arpenteur des zones de dissidence joyeuse, Alain Damasio vient de contribuer au recueil de textes Éloge des mauvaises herbes, ce que nous devons à la Zad, aux éditions Les Liens qui Libèrent (2018, 180 pages, 14 €).
La Zone du Dehors, roman de science-fiction d’Alain Damasio, éditions La Volte, 2007 (première édition chez Cylibris en 1999), Folio SF, illustration de la couverture par Nicolas Fructus, 658 pages, 11,10 €.