Anne Sylvestre, chansonnière et poétesse, compose depuis soixante ans un répertoire d’une fantastique richesse: des chansons attentives aux gens et aux lieux, où affleurent parfois colère et révolte, avec un humour enlevé, une tendresse jamais complaisante. L’Imprimerie Nocturne a eu le plaisir de discuter avec l’artiste, avant son spectacle du 15 avril.
Vous présentez en ce moment votre spectacle 60 ans de chanson, déjà! ; difficile de saisir dans son ensemble l’évolution d’une carrière musicale si riche…
On m’a beaucoup questionnée sur mes débuts, sur les cabarets etc. Mais moi j’en ai assez, ce qui m’intéresse c’est maintenant ! Tout ce que je peux dire c’est que je suis très contente et très étonnée, parce que soixante ans, effectivement, ça fait du temps… Quand on me pose la question «Et cette jeune fille de 23 ans, est-ce qu’elle s’attendait à ce qui allait arriver ? », évidemment non ! Au tout début j’ai essayé de chanter et je n’étais pas du tout prête à ça. J’avais fait des études de lettres, j’écrivais un peu, on m’a prêté une guitare et j’ai essayé de chanter… mais au début j’étais très malheureuse, je me disais que je n’y arriverais jamais, je pleurais tous les soirs après avoir chanté mes 4 chansons… mais j’ai continué, et puis un jour j’ai trouvé ça supportable, et puis ensuite j’ai trouvé ça agréable… et puis je me suis dit qu’est-ce que je pourrais faire d’autre, allons-y ! C’était tout ce que je savais faire et tout ce que j’avais envie de faire… Mais je ne voyais pas plus loin, je ne savais pas ce que c’était d’être chanteuse et je n’ai jamais été dans un esprit de carrière. Simplement, un jour j’ai vraiment aimé ça. Et ensuite, mais encore plus tard, je me suis aperçue que les gens qui venaient, hé bien ils m’aimaient, ils étaient contents… Mais il faut vraiment avoir envie de le faire pour y arriver.
Ce qui comptait pour vous, c’était plutôt d’écrire ou de faire des chansons, de les interpréter ?
Si je n’avais pas écrit de chansons, je n’aurais pas chanté, je n’aurais pas été chanteuse. J’aimais bien chanter, je faisais partie de chorales, je chantais des chansons traditionnelles et ça me plaisait. J’ai mis du temps à comprendre que les gens écoutaient vraiment. J’ai toute une période que j’appelle mes « années de brume », c’est-à-dire qu’on fonce, on ne sait pas où on va, mais on y va.
Qu’est-ce que vous écoutiez quand vous étiez toute petite ? Comment vous êtes-vous ouverte à la chanson et aux chansons ?
Mes parents m’ont fait écouter Charles Trénet quand j’avais 4 ou 5 ans. Et j’écoutais aussi, avec ma grand-mère, Rina Ketty, Sombreros et mantilles. Et quelques autres, des opérettes marseillaises, Ray Ventura et son orchestre… Puis ensuite pendant toute mon adolescence je n’écoutais que du jazz. J’écrivais aussi de très mauvais poèmes! Mes idoles c’étaient Apollinaire, Racine… donc au début j’étais assez découragée.
Et puis il y avait Nicole Louvier, qui était un tout petit peu plus âgée que moi, qui écrivait ses chansons et qui les accompagnait à la guitare. Elle a eu une carrière, elle chantait à la télé, on l’entendait à la radio, et c’est là que je me suis dit « Une femme qui chante, ça existe ! » Sinon quels modèles je pouvais avoir, il y avait Brassens, Brel… c’était des mecs quoi ! Je ne pouvais pas vraiment m’identifier à eux…
« Pourquoi les écrits d’une femme ne devraient-ils concerner que les femmes ? »
Quelle est votre vision de la place des femmes aujourd’hui dans la chanson, dans la culture ?
Je trouve que ça a changé un peu quand même, il y a pas mal de filles. À un moment je me suis rendu compte que parmi les femmes, il y avait quand même beaucoup d’interprètes, qu’elles chantaient des chansons écrites par les hommes, donc ce que les hommes ont envie d’entendre. Alors que c’est mon sujet, je suis une femme, donc je suis plus apte à raconter ce qui se passe chez nous que n’importe quel parolier.
Quelques fois on me dit que je suis une chanteuse féministe, mais je ne suis pas une chanteuse pour les femmes, j’écris pour les gens. Néanmoins oui, je voulais combler ce manque d’espace et d’images pour les femmes, j’ai donc écrit des chansons comme « Frangines »… Il aurait pu m’arriver ce qui est arrivé à Benoite Groult (écrivaine féministe, auteure de Ainsi soit-elle, La Touche-étoile… ndlr) : un homme vient la voir lors d’une soirée et lui dit : « Bonsoir madame, ravi de vous rencontrer, ma femme vous adore ». Pourquoi les écrits d’une femme ne devraient-ils concerner que les femmes ? De la même manière, on m’identifiait comme une femme qui chantait pour les femmes.
Ceci dit, un jour j’ai réalisé que si les femmes venaient à mes concerts, ça voulait dire que les maris restaient à la maison pour garder les enfants, et ça, ça me plaisait ! Après petit à petit ils ont commencé à venir me voir chanter aussi, et ils se sont rendu compte qu’il y avait aussi des choses à prendre pour eux…
Il y a beaucoup de personnages féminins qui traversent vos chansons. De prénoms de femmes : Clémence, Thérèse, Jeanne-Marie…
Oui, enfin il y a beaucoup de personnages en général dans mes chansons. Moi j’aime raconter des histoires, et j’aime connaître le nom des gens. Quand on est petit on nous demande « Comment tu t’appelles ? » ; quand tu connais le nom de la personne, tu connais la personne. C’est peut-être ma façon d’écrire qui fait que j’aime placer un nom sur quelqu’un, au lieu de rester dans l’abstrait, on parle de quelqu’un en particulier. Il y a aussi Cécile dans Lazare et Cécile, un couple que j’ai sauvé, parce que j’aime réécrire les histoires : j’avais lu dans le journal cette histoire d’un couple qui se voyait en secret, la jeune femme est tombée enceinte, et on les a tellement persécutés dans le village qu’ils se sont suicidés. Et moi je me suis dit c’est pas vrai, il ne faut pas. Donc j’ai écrit l’histoire dans l’autre sens, pour qu’elle soit belle, qu’elle finisse bien. Une autre fois j’ai entendu parler d’une vieille dame qui avait décidé de ne plus rien faire, et ça a donné la chanson « Clémence en vacances ». Et puis il y a Violette dans le dernier album, j’y tiens beaucoup, à Violette…
Oui, je trouve que « Violette » est une chanson qui représente particulièrement bien une certaine énergie dans votre écriture : vous semblez toujours attentive aux personnes qui ont en elles une force cachée, même si elles peuvent paraître fragiles…
Mais il faut pas les emmerder ! Violette, qui derrière elle a toute une vie, et qu’on appelle « la petite dame », c’est non ! C’est vrai que parfois il y a une chanson comme ça qui s’élève et qui prend plus de place que les autres. Mais je n’évoque pas que des femmes, il y a des hommes aussi dans mes chansons, Xavier, Richard… Il y a par exemple la deuxième chanson du spectacle, « Que vous êtes beau », qui s’adresse aux hommes…
D’ailleurs, y a-t-il des déclarations d’amour parmi vos chansons ?
Je suis assez pudique quand même ! Mais oui, il y en a certaines, même dans les toutes dernières.
Vous écrivez toujours aujourd’hui ?
Oui bien sûr, mais depuis que j’ai fait mon spectacle à Paris en octobre, j’ai été très occupée et pour écrire il faut du temps dans la tête, du loisir… Mais je suis toujours inspirée, je le suis depuis toujours.
On a beaucoup parlé des textes mais moi j’aimerais bien parler des musiques…
Ah merci ! Parce que moi j’en ai marre que les gens ne me parlent que des textes… vous avez entendu qu’il y a de la musique derrière ?
Je voulais savoir si votre méthode de travail avait évolué au fil du temps, si vous faisiez les mélodies et les paroles en même temps ? Je sais aussi que vous faites des ateliers d’écriture avec des jeunes chanteuses et je voulais savoir si dans ce cadre-là vous travaillez texte et musique ensemble?
Pour ces ateliers c’est juste le texte, on se réunit chez moi avec quelques copines, Garance, Catherine, Mèche… Quand je fais des ateliers d’écriture sur une semaine, j’invite aussi un musicien, j’appelle ça un « coucheur de musique » ; il aide les stagiaires à écrire leurs textes en musique.
Sinon pour ce qui est des musiques, pendant très longtemps je me suis accompagnée à la guitare, et je composais mes mélodies comme ça. Quand j’écris mes textes j’ai toujours une mélodie dans la tête, que j’enrichis ensuite, puisqu’on n’écrit pas sur le papier à trois temps comme à quatre temps… Maintenant que j’ai arrêté la guitare, je compose tout de tête et je chante le résultat à mes arrangeurs qui sont Nathalie Miravette et Jerome char, et on se connaît suffisamment bien pour que quand je leur chante quelque chose ils sachent exactement l’harmonie que je recherche. Dans mon spectacle j’ai des arrangements écrits spécialement pour ce trio de musiciennes – que des femmes sur scène « Si ça vous étonne, demandez-vous pourquoi », comme je dis au début du concert !
Et ce sont de très beaux arrangements, la musique est très belle notamment sur « Les gens qui doutent », ou sur cette autre chanson, « Carcasse », qui parle d’un couple…
Ça ne parle pas d’un couple en réalité, c’est une lettre à soi-même. La chanson fait référence à un général d’Empire qui avant la bataille s’adresse à lui-même en disant « Tu trembles carcasse, tu tremblerais encore plus si tu savais où je vais te mener ». La carcasse c’est moi, et je m’adresse à moi, on est deux en une… Quand j’ai écrit cette chanson j’avais 40 ans, et à mesure que le temps avance elle prend un autre sens, si ça continue bientôt je ne pourrai plus la chanter… le dernier couplet dit : « On a beau savoir qu’il faudra que toi et moi on se sépare, vois-tu j’ai de la peine à croire qu’un jour ça nous arrivera »… Je lui dis : « Avance ! », si tu tiens bon toi, moi je ferai un effort aussi.
Merci à Ulysse Mars pour son aide et sa présence, et à Bazar Photographique pour les photos.