Opération Correa de Pierre Carles : un documentaire pour rappeler que la politique est un sport (collectif) de combat, sans frontières.
On connaît l’insolence dialectique jamais gratuite du très joueur Pierre Carles, dont la pensée poil à gratter (irritante pour quelques-uns) est pure jubilation (pour quelques autres). Pourfendeur malicieux et persévérant de ces dogmes néo-libéraux, qui profitent surtout aux classes les plus aisées, et des intelligentsias confites dans leurs certitudes, il défraye régulièrement la chronique (dans la mesure où ses travaux sont chroniqués) avec ses reportages offensifs, tels Ni vieux ni traîtres co-réalisé avec Georges Minangoy consacré aux racines historiques anti-franquistes influencées par la Résistance d’un groupe de militants politiques comme Action directe né à la fin des années 70 en même temps que les Brigades rouges et la Fraction armée rouge (2006), Attention danger travail qui enquête sur différentes façons d’aborder le culte du travail (2003) ou sa trilogie sur la soumission des médias à la pensée libérale (La sociologie est un sport de combat, Pas vu pas pris et Enfin pris ?, 2001) où la question était posée de savoir si les idées neuves, révolutionnaires, celles de Noam Chomsky, Serge Halimi ou Pierre Bourdieu notamment, pouvaient être exposées dans les cadres formalisés d’émissions de télé, y compris dans des programmes comme Arrêt sur images de Daniel Schneidermann censés être à même de porter un regard critique sur la télévision.
Aimant les idées (un petit peu en marge le plus souvent) qui vont à contresens de l’opinion dominante (laquelle à vrai dire occupe quasi tout le terrain médiatique), Pierre Carles s’éloigne des sentiers bordés de marronniers et se penche ici sur le cas d’un petit pays d’Amérique Latine, l’Équateur. Avec à sa tête le jeune président Rafael Correa, socialiste chrétien d’une jovialité évidente et clairement progressiste*, ce petit pays, en ne suivant pas les préconisations d’austérité drastique du FMI (qui ont engendré la crise que l’on sait en Grèce), est parvenu à se sortir la tête de l’eau et à faire reculer la pauvreté.
Pourtant, malgré ce miracle économique qui pourrait susciter l’envie chez nos économistes à nous, le populaire et deux fois réélu président Correa n’a guère déclenché de vagues d’enthousiasme dans les grands médias hexagonaux, lors de son voyage officiel en France en 2013**. Comme si le cas de l’Équateur n’était pas intéressant. Comme si le fait d’envoyer promener les banquiers parasites ou de déclarer illégale une partie de la dette nationale n’étaient pas remarquables. À moins que ce ne soit justement ces redoutablement efficaces prises de position radicales, pragmatiques et anti-capitalistes qui n’aient fait de Correa un indésirable des unes de nos grands quotidiens.
Aux yeux des éditorialistes et animateurs des grands médias français (de Christian Barbier de L’Express à Élisabeth Quin d’Arte en passant par Alban Ventura et Agnès Bonfillon de RTL, ou bien Yves Calvi de France 5, Frédéric Taddeï ou Ivan Levaï de France Inter…), le « socialisme du bien-être » que revendique Correa n’est pas un sujet susceptible d’éclairer la classe politique française ni d’intéresser les foules. La politique et les idées de Correa seraient trop complexes à saisir pour le public français. Les médias nationaux ne seraient pas faits pour les développer***. Et, summum de suffisance atteint par un Ivan Levaï à la mauvaise foi haute comme la Trump Tower, le public n’en aurait pas non plus envie. « On ne peut pas forcer un âne qui n’a pas soif à boire », soutient-il en substance.
Si Les ânes ont soif met de façon amusante en évidence les réticences, rhétoriques ou politiques, des uns et des autres à parler en bien de Correa****, On revient de loin nous emmène sur le terrain, en Équateur, terre d’asile et de paix démilitarisée (la Constitution de 2008 approuvée par référendum exclut en effet la possibilité pour un pays étranger d’établir une base armée sur son territoire). Là, l’équipe de Pierre Carles, qui ne cache pas son admiration pour les innovations du gouvernement, investigue auprès de la population équatorienne, rencontre le président, quelques ministres aussi bien que ses détracteurs, prend la mesure des changements. Et ils sont colossaux : inscription dans la constitution d’un « salaire digne » permettant de faire vivre correctement sa famille en deçà duquel s’il n’est pas versé une entreprise ne peut déclarer de bénéfices ; reconnaissance d’un droit de la terre ; développement des infrastructures publiques ; nationalisation de quelques grands médias nationaux pour garantir le droit à l’information ; annulation d’une partie de la dette déclarée illégitime ; non-alignement sur la politique d’austérité du FMI ; sécurité sociale pour les femmes au foyer ; volonté d’abolir les frontières pour développer la brillante idée de citoyen universel (idée face à laquelle la politique européenne d’accueil des réfugiés, avec l’emprisonnement en centres de rétention et la traque honteuse des sans-papiers, apparaît d’une tristesse abyssale) ; refonte de la fiscalité pour que les recettes de l’État profite d’abord aux plus démunis et aux classes moyennes ; politique intérieure menée dans l’écoute et sans violence (y compris lorsqu’il y a des manifestations contestataires)… Bref, à bien des égards, notre vieille Europe a de quoi en prendre de la graine. Alors quoi !? ce petit pays et les solutions qu’il a mises en place méritent-ils vraiment d’être snobés par nos éditocrates ?
* Sauf peut-être en ce qui concerne certains domaines comme l’avortement, où Correa ne brille pas par l’audace…
** À l’exception notable du mensuel Le Monde diplomatique qui lui offrit une tribune : « L’Europe endettée reproduit nos erreurs ».
*** Et comme l’avait démontré Enfin pris ?, nos journalistes, même les plus impertinents (de la trempe de Daniel Schneidermann) sont plutôt du genre à cirer les pompes de leurs invités prestigieux, comme Jean-Marie Messier, sans lui opposer de contradicteur.
**** Curieusement, Patrick Bèle, un des seuls journalistes mainstream à faire l’éloge de la politique menée par le gouvernement de Rafael Correa, travaille pour Le Figaro. Bèle a en effet la jugeote de remarquer que les progrès sociaux qu’on peut constater en Équateur ne sont pas incompatibles avec l’esprit d’entreprise et la bonne fortune.