Le Disciple, de Kirill Serebrennikov : Décidément, après Pratique des voyages libres d’Anton Krotov et La Supplication de Pol Crutchen, l’ex-URSS est à l’honneur !
Veniamin, Venia pour les intimes (Petr Skvortsov), s’habille tout en noir. Il est taciturne, un peu hautain, très solitaire. Il ressemble physiquement à Marc Lavoine jeune. Sa pauvre mère (Yuliya Aug) cumule 3 boulots pour s’en sortir, après son divorce, qu’on devine douloureux. Très maternelle et protectrice, elle est désemparée face à son ado chéri, materné à l’excès, qu’elle n’a pas vu grandir, qui lui échappe de plus en plus au fur et à mesure qu’il se réfugie dans une lecture frénétique, monomaniaque, de la Bible, d’où il tire à l’emporte-pièce des principes de vie strictissimes, agaçants, oppressants, envahissants, déstabilisants, irresponsables, épistémologiquement infalsifiables et qui coupent court à toute tentative de dialogue sensé. Appliqués au pied de la lettre, les préceptes extraits du Livre appris par cœur créent des situations de conflit de plus en plus insolubles, principalement dans le milieu scolaire où Venia sévit, Bible en poche, prêches péremptoires à tout propos au bord des lèvres et gesticulations démonstratives en prime.
Voilà pour le pitch du Disciple.
On ne vous cachera pas plus longtemps, ô fidèle lecteur·trice de la très hétéroclite Imprimerie, qu’on aura adoré ce drame slave. Ce portrait d’adolescent en pleine crise mystique, aux frontières de l’autisme, de la schizophrénie, de la psychopathologie et du mal-être épais, insondable et riche de sens propre à certaines catégories de personnes qui s’épanouissent de préférence hors des sentiers battus, dans la provocation et l’opposition sans concession, ce portrait d’ado, donc, à mille lieues de Le ciel attendra de Marie-Castille Mention-Schaar (2016), qui abordait également le thème du basculement vers une certaine forme d’intégrisme mais avec un parti pris pédagogique un peu trop appuyé, un peu trop simpliste, est une réussite, jubilatoire et déroutante, en tout point admirable. Du point de vue des personnages et des situations complexes qui s’élaborent, mutent, se retournent, surprennent, attendrissent, glacent, réjouissent :
- Grigoriy, l’ami boiteux (Aleksandr Gorchilin), tête de turc qui a une jambe plus courte que l’autre à cause d’une amniocentèse ratée (on nourrira ici une pensée émue pour Les sous-doués en vacances de Claude Zidi, 1982) et qui va entretenir une relation quasi amoureuse avec ce sombre mentor au charisme digne des inquisiteurs les plus féroces ;
- Oleg, le prof de sports (Anton Vasiliev) aux analyses de la situation limitée à sa propre libido, au levage d’haltères et à la préconisation de longueurs de piscine supplémentaires pour mater les esprits divergents ;
- Elena, la psychologue (Victoria Isakova) professeur de biologie en butte à l’obscurantisme créationniste et intransigeant professé par son élève ;
- Le prof d’histoire religieuse (Nikolai Roschin), pope baba-cool au grand cœur et aux idées raccourcies qui s’appuie sur saint Jean Chrysostome en conseil de discipline pour relativiser les propos homophobes, antisémites ou déplacés de l’aussi ombrageux que zélé Venia, lequel aurait les atouts pour rejoindre l’église orthodoxe et porter le message moralisateur des Saintes Écritures auprès des ouailles ;
- La proviseur de l’établissement (Svetlana Bragarnik), rétrograde et pusillanime bureaucrate qui se laisse aveugler par sa propre ignorance ;
- La mère de Venia qui soutient becs et ongles son rejeton, y compris et surtout dans ses positions les moins soutenables…
Dans la tête de Venia (Petr Skvortsov) s’affrontent au moins deux mondes (au minimum, parce qu’il y a du monde)… Et rien n’indique que ce sera le port du maillot intégral obligatoire pour les filles qui règlera la question…
Les lumières qui éclairent l’appartement aux tapisseries dégueulant de fleurs, les clins d’œil au statut des vérités scientifiques, les conflits entre camps adverses (ceux qui croient en Darwin contre ceux qui croient en Poutine et Raspoutine ou aux apôtres), les tensions qui se dessinent entre les élèves, entre les profs, au sein des couples, entre amis, les incrustations à l’écran (géniale trouvaille) des paroles d’Évangiles qui émaillent les propos, tout contribue à faire du Disciple un concentré, extrêmement savoureux et stimulant, des débats qui agitent nos sociétés (sur l’influence du religieux dans les sociétés laïques // sur les comportements déviants, nuisibles, qui déteignent sur l’ambiance d’un groupe et auxquels celui-ci doit s’adapter // sur la cruauté des ados entre eux // sur les handicaps et les limites, physiques, intellectuelles, mentales, morales // sur la prégnance des idées passéistes toutes faites face aux idées des sciences humaines critiques, élaborées, exigeantes et porteuses d’innovations subtiles, nécessitant efforts conscients, souplesse d’esprit et remises en cause constructives // sur l’homophobie et le virilisme latents des nations, encouragés par les despotes au pouvoir dont les portraits ornent les bureaux et dont les idées polluent les cerveaux…).