Pendant trois jours, au théâtre de l’Aire Libre, avec L’histoire intime d’Elephant Man, l’artiste protéiforme iconoclaste Fantazio a embarqué le public dans un passionnant labyrinthe mental et oral. Mythos et ses arts de la parole ont explosé dans la bouche du comédien. Rencontre avec un baladin à la fois sombre et solaire, par-dessus tout essentiel.
Un homme rentre sur scène en silence, d’une démarche lente, le corps enfoui dans un ample costume à la coupe sobre. Seuls quelques tatouages sur les bras évoquent le Fantazio musicien, performeur, contrebassiste underground. Cette fois, dans la peau du comédien, il vient nous parler à l’oreille, nous percuter au fond des yeux, nous perdre dans ses dédales, cogner à la porte de notre inconscient. L’histoire intime d’Elephant Man, une réconciliation nécessaire avec notre humanité animale. Un titre lié au trouble procuré par l’affiche du long-métrage de David Lynch. Un excès d’improvisation a jeté l’artiste dans un magma émotionnel « L’improvisation m’a dévoré pendant dix ans comme une déformation, une remise des compteurs à zéro permanente. J’ai associé mon besoin de guérir de ce trou noir au bouleversement ressentit devant l’affiche ». L’Homme éléphant lynchéen s’invite également sur scène en clair-obscur pendant le spectacle, ombre difforme projetée sur le fond opaque, formée par la silhouette de Fantazio de dos au micro « une idée née par hasard ces derniers jours lors des répétitions grâce à l’ingénieur lumière qui pose ses éclairages au sol de manière particulière ». Une création pas forcément achevée, comme une boule de glaise, en perpétuel modelage « L’ensemble se tisse au fur à mesure. J’arrive avec une matière très confuse que je sculpte pour pouvoir me perdre aussi dedans. »
« Le quotidien produit de la poésie incassable. »
L’écriture, une phase spécifique qui nécessite du temps (quatre ans pour L’histoire intime d’Elephan Man avec trois versions différentes) et un travail permanent. « J’ai constitué une somme d’écrits, de bribes de textes et d’idées sur des papiers ou dans des cahiers. » La prose à vif, visuelle et engagée de Fantazio ne se nourrit pas d’influences littéraires, il manque de la concentration nécessaire à la lecture, préfère s’immerger dans le quotidien et puiser son inspiration dans le lit de ses interrogations. « Mes questionnements me motivent à écrire, j’observe beaucoup, par exemple une pièce où des gens parlent ou mangent à table constitue déjà un livre en soit. » Extraire la substantifique moelle de l’existence parfois monstrueuse, toujours poétique, voilà son crédo. « Le quotidien produit de la poésie incassable. On aura beau la faire disparaître, elle restera, comme quand tu essaies de tout bétonner, des bouts d’herbes poussent dans le bitume. »
« nous devrions simplement libérer nos traumas et les laisser circuler »
La poésie supérieure à la tristesse des hommes perdus sur les chemins des dérélictions absolues dans des villes mouroir, « Les gens nourrissent leur tristesse dans le décor qui rentre dans leur corps et la rejette à son tour ». Pessimiste Fantazio ? oui mais davantage comme un exutoire pour assumer sa part d’ombre que comme une difficulté « née de nos tentatives pour nous améliorer définitivement, en refusant notre monstruosité. Les systèmes démocratiques actuels pensent régler les problèmes si l’être humain devient meilleur. Nous marchons d’illusions en désillusions dans notre vie intime et à travers l’Histoire en général. La volonté de lisser les choses, de montrer les déviances ou le chaos du doigt deviennent alors un outil de propagande ». Toujours dans une démarche perpétuelle de catégoriser, ranger, classifier, l’homme se disloque par refus d’assumer une vie complexe, désarticulée, obscure. À l’image d’un personnage du spectacle, ouvrir des portes permettrait-il de s’épanouir ? Oui mais pas n’importe lesquelles, « Pour s’en sortir, il faudrait rajouter des connaissances, prendre des cours, combler des manques. Alors que nous devrions simplement libérer nos traumas et les laisser circuler. Il ne s’agit donc pas d’acquérir des moyens supplémentaires mais au contraire de se laisser aller et d’entendre la voix qui nous verrouille. »
Aux sources des maux, l’enfance friche du chaos, loin de l’image d’Épinal proustienne. Une période douloureuse de construction et d’agencement des sensations. « Psychanalytiquement, lors de ses premiers mois, l’enfant confond son corps avec celui de sa mère. Ensuite il le conscientise et essaie d’intégrer le regard de ses parents dans ce dernier. Il s’agit de passages très violents plus ou moins bien menés ». Un développement progressif au service des cinq sens. La vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat, le goût… Au cours du spectacle, Fantazio les empoigne et les pousse dans leur retranchement, leur démesure, leur pathologie aussi. Il s’agit bien d’une histoire intime qui se raconte sous nos yeux où la vue devient un parangon de l’apparence destructrice « à notre époque le rapport à l’image crée des problèmes parce qu’il annihile le passé des évènements. L’image prétend résumer l’histoire et du coup en dépossède l’humanité. Je m’attaque à la vue parce que parfois je me suis vraiment imaginé qu’on avait séparé les cinq sens ». Recoller les sens, se recoller soi-même. Démarche complexe dans une société où les rassemblements se multiplient et incitent à la prise de pouvoir et ne permettent pas de se trouver individuellement. »Lors de regroupements, certaines personnes prennent la parole dans le mauvais sens. Ils ouvrent leur gueule plus fort que les autres et se mettent au service de la situation uniquement pour bénéficier d’un regard sur eux. Ils paraissent solides psychiquement, mais en réalité ils ne sont pas en paix avec eux-mêmes. Les dominants ne supportent pas le vide. Ils apportent des explications sur tous les sujets pour ne pas laisser rentrer la nuit en eux sinon ils se briseraient. »
« Poursuivre sa recherche permet de se réconcilier un peu avec l’être humain. »
Fantazio parle pour les silencieux, les rescapés, les rejetés, les cabossés. Artiste qui choisit l’inconfort, au fil des situations complexes de l’existence. Il se définit comme un chercheur d’outils et de mots qui puise dans son laboratoire ambiant « Il ne s’agit pas de choisir une activité artistique par passion mais de se positionner dans un état de porosité au monde, de se déformer, de savoir changer de cap, de poser des regards différents ». Mais l’art permet-il de recoller ses propres morceaux ? « Recoller les morceaux ne signifie pas combler les failles, au contraire, mais comprendre leur origine ». La scène un exercice cathartique parfois douloureux qui rassemble autant qu’elle disloque. Certainement pas une sinécure. L’accalmie permanente ne l’intéresse pas de toute façon « dans ce cas-là, tu chantes du reggae et tu attends que les gens t’aiment et applaudissent à la fin des morceaux mais à mon avis au bout d’un moment tu te fais chier, tu t’enfermes ». Alors il refuse les concessions « Poursuivre sa recherche permet de se réconcilier un peu avec l’être humain, avec les autres mais surtout avec soi et ses angoisses. Tu ne peux pas être artiste si tu n’es pas inquiet ». Refermer la rencontre comme les personnages de son spectacle dans l’incertitude permanente, sans savoir pour aller mieux « ne pas savoir un instant mais le moment d’après il faut que ça s’arrête, il faut que tu saches et tu seras content… »