Se déroulant dans une obscurité quasiment totale, la chorégraphie de Emmanuelle Huynh explore un univers sensible et déconcertant, bousculant nos perceptions. Mùa se jouait au Triangle jeudi 10 mars.
« Bon alors tout le monde éteint bien son portable, et tous les éléments lumineux, les montres… Ah et si vous êtes agoraphobes le spectacle est déconseillé… » nous prévient-on avant d’entrer dans la salle.
Les ouvreuses distribuent une petite carte avec une citation de Merleau-Ponty : « à la jointure du corps et du monde opaque, il y a un rai de lumière ». Cette citation ‘éclaire’ le propos de ce spectacle intense qui modifie nos repères en nous apportant une autre façon de voir : en aveugle, paradoxalement.
Une fois installés dans la salle, la lumière au plafond s’éteint très doucement. Bientôt, les ténèbres se sont refermées sur nous et c’est le noir total. Total, c’est-à-dire n’avoir plus aucun point de repère visuel ce qui est très déconcertant, la vue étant notre sens principal, au point d’en éclipser les autres. On n’entend plus que sa propre respiration et celle de son voisin dans un espace qui devient alors mi-utérin, mi-angoissant.
On se surprend à scruter l’espace, a scanner instinctivement la densité du noir à la recherche d’une indication pour pouvoir se situer à nouveau dans cet espace inconnu… Soudain on entend quelques bruits de pas qui traversent la scène, nous offrant enfin un premier repère dans notre tentative instinctive pour nous situer dans cet espace inconnu. Puis, au bout de longues minutes c’est une forme fantomatique qui apparaît, imperceptible se mouvant telle une brume imprécise devant nos yeux. Cette forme est tellement subtile qu’elle nous oblige presque à l’inventer, à la deviner sans que l’on sache si elle se rattache réellement au corps dont on entend les pas sur le sol…
Très progressivement, la lumière se fait de plus en plus intense et l’on aperçoit alors la silhouette d’Emmanuelle Huynh émerger sur la scène.
Le travail d’éclairagiste d’Yves Godin est un personnage à part entière du spectacle, tant la lumière joue sur l’ambiguïté subtile de nos perceptions ; on cherche tellement à voir que l’on invente le corps de la danseuse au milieu de l’obscurité, on suit fébrilement un nuage de lumière qui nous sort enfin de l’ombre angoissante. Ce noir intense, absolu pousse nos perceptions à leur paroxysme en jouant sur des contrastes, c’est l’obscurité qui révèle la lumière, le silence et l’absence qui se nourrissent du son subtil de Kasper T. Toeplitz.
Créée en 1995, Mùa est la première pièce d’Emmanuelle Huynh, manifeste fondateur de sa création qui se déploie depuis vingt ans. Elle a deux sources principales d’inspiration, d’une part le parcours Dark Noir de Michel Reilhac à la vidéothèque de Paris, de l’autre sa pratique de la danse les yeux fermés qui donne une autre intensité à sa pratique chorégraphique, faite de fragilité et d’abandon.
Une fois les lumières rallumées, ma voisine d’accoudoir conclura à l’intention de sa voisine « ça, c’est un spectacle à voir sous LSD ». Sans aller jusque-là, la chorégraphe qui nous prive un moment d’un de nos sens parvient à hypertrophier nos perceptions, ce qui en soi constitue une expérience bousculant nos schémas habituels du réel.
Retrouvez la chorégraphe le 23 mars avec une Pause-Théâtre à l’Université Rennes 2