Rennes, place Sainte-Anne, 10h30. Max m’a dit de le rejoindre à Pécari Amphibie. J’écrase ma clope devant la boutique. Je le vois derrière son ordinateur, il pelote de la paperasse. Je lui dis « salut, je te dérange pas ? », il me répond « bah si un peu… je vais pas te mentir j’ai plein de trucs à faire… », je réponds que je peux repasser à un autre moment, il me rétorque que ça servirait à rien, qu’il est toujours débordé… que tant pis « allons-y, mais d’abord allons fumer une clope ». On sort fumer. En retournant dans la librairie, je m’installe derrière son petit comptoir avec lui.
- Comment t’en es venu à créer cette librairie ?
J’étais exproprié de mon bar (Ndlr : Max a tenu le bar le 1929 jusqu’à sa fermeture en 2010) et comme j’étais bibliothécaire avant, j’avais toujours voulu créer un bar-librairie… mais bon avec leurs lois qui tombent tout le temps sur la pollution sonore (eux ils font du boucan tout le temps avec leurs travaux mais ça c’est pas un problème… me dit-il en tendant la main vers l’extérieur, désignant les travaux de la place Sainte-Anne). Je voulais faire un café-librairie, j’avais trouvé un lieu mais le syndic des copropriétaires s’est opposé au fait qu’il y ait un bar et la mairie s’est opposée au fait qu’il y ait une licence 4… donc de café-librairie je suis passé à librairie…
- A Pécari, t’as une ligne… ?
Je sais pas s’il y a un genre. Au début j’ai donné un genre, une identité, mais ça n’a pas très bien suivi dans ce domaine. S’il y a une identité, c’est que je ne fais aucun office. Je choisis moi-même mes livres, je fais des choix, des choix qui sont indépendants… Je ne travaille avec aucune institution, je ne reçois aucune subvention contrairement à d’autres librairies. Je suis malheureusement complètement à part. J’aimerais bien avoir plus de possibilités, mais tous les marchés sont réservés qu’aux gros… qui ont la carte du parti, faut le dire aussi. Je suis exclu de tout, sauf de mes clients qui me font confiance.
Sinon je dois dire que j’ai de moins en moins de genre… je suis comme ça, je suis éclectique. Je prends tout ce qui me plait.
Quand je tenais un café-concert, j’étais comme ça… certains me disaient « ah vous êtes un bar rock » mais s’ils venaient un autre jour ils pouvaient tomber sur une soirée électro le mercredi, ou le jeudi sur du folk ou de la pop… enfin, je considère que tout est bon… dans tout il y a des choses bien… c’est rare, y a aussi beaucoup de choses qui n’ont aucun intérêt, mais il y a des merveilles partout, dans tous les styles.
- C’est dur aujourd’hui d’être libraire non ? Il y a beaucoup de difficultés financières ?
Le constat est dramatique. Je m’en sors pas. Parce que les frais augmentent. On ne vous prête pas d’argent. Les banques ne font pas confiance aux libraires. Les conditions sont de plus en plus dures. On n’est pas aidé par les politiques malgré ce qu’ils disent. Les subventions ne vont qu’aux plus gros. Ils font tout pour que ça disparaisse. Et puis Amazon bouffe tout.
Un client arrive. « Comment tu vas ? » dit Max comme s’il le connaissait de longue date… « Je suis de passage » répond le client. « Mais c’est bien que tu sois de passage. Si tu as besoin d’un conseil tu me dis hein, je suis vraiment là pour toi… »
- Du coup l’avenir du livre est foutu ?
Non je dis pas ça. Mais pour une librairie indépendante ça va être compliqué. Pour le livre je sais pas ce qu’il va se passer. Je suis très pessimiste mais j’ai pas dit que c’était foutu.
En revanche je prends un plaisir énorme. De plus en plus. Mais je suis fatigué, j’ai pas les moyens d’embaucher qui que ce soit… j’aimerais bien prendre un apprenti mais il faut être une grosse structure, il faut avoir tant de chiffre d’affaires, tant d’employés, etc. encore une fois c’est une loi qui est faite pour les gros.
« Bonjour ! » Une autre personne rentre. « Je viens vous voir pour ma convention », s’introduit le jeune homme à la mine timide. C’est un stagiaire. « Dépose-la-moi et je vais te la remplir. » « J’aurais besoin pour mes profs de votre numéro de téléphone personnel et de votre adresse mail », s’aventure le jeune. « Mon numéro perso ? » « Oui, ce sont les profs qui me le demandent. » Les lèvres de Max s’étirent comme c’est pas permis. « Jamais je n’ai donné mon numéro perso… n’importe quoi… je te le donnerai à toi… mais certainement pas à eux… »
Le jeune rougit un peu. Max lui explique ce qu’il aura à faire ici. « Tu seras confronté à la clientèle, aux conseils, à la lecture, aux stocks, à la mise en place… » le téléphone sonne, il répond… il raccroche… il regarde le client : « Je suis là hein, n’oubliez pas, vous êtes vraiment prioritaire si vous avez besoin d’un conseil. » Je suis assis à côté de Max, serré entre des cartons de livres et d’autres trucs, le stagiaire nous fait face, il rougit encore, il a l’impression de faire chier Max… je suis déjà venu plus d’une fois, je connais un peu sa manière de causer, le ton franc et pas la moindre gêne à dire ce qu’il pense… je ne m’en émeus pas le moins du monde, le stagiaire doit avoir une boule énorme qui lui remonte jusque dans la gorge. Je ris intérieurement. J’adore ce type, il m’éclate.
Il reprend avec le stagiaire : « Vous devrez apprendre à rédiger des annonces pour des dédicaces, pour des salons, Facebook, le blog qu’on doit alimenter… le boulot de libraire de A à Z. Les retours, les réceptions, etc. La seule chose que tu ne vas pas te taper c’est la comptabilité. Tu commences lundi c’est ça ? » le jeune répond »Oui », Max éclate de rire : « Ah oui ça approche », « oui ». Le client arrive avec un bouquin… « Tu veux un papier cadeau ou c’est pour toi ? », « C’est pour moi »… « Tu vas voir c’est super comme histoire. Il salue le futur stagiaire. « Bonne journée à toi… » Il encaisse le client, lui file une carte de la librairie. « Allez salut, et régale-toi ». On reprend.
Tu vois comment ça marche, c’est ça tout le temps. Toujours un truc à faire. Tu vois là j’ai un carton de livres que je dois gérer, je ne sais pas pourquoi je l’ai reçu… j’ai jamais commandé ça… » il explose de son rire fichument emblématique… ça fait le même bruit qu’une allée de gravier qu’on viendrait racler avec une pelle.
- Est-ce que tu as encore le temps de lire ?
Je ne vois pas comment je pourrais faire autrement. Je lis énormément, je ne peux pas m’en passer. Je travaille beaucoup mais je lis le soir. Je lis en ce moment un livre extra Pickpocket… tiens hier j’ai lu un livre qui s’appelle Black Museum d’Alexandre Kauffmann, un truc qui s’est passé en Tanzanie. Génial. Je lis tous les jours au moins un livre. J’ai toujours lu depuis que je suis tout petit. Et je lis de tout.
Je dis : « mais ça se voit, quand on rentre dans la librairie y a de tout, c’est ça qu’est génial. C’est la différence avec une grosse librairie où les conseils tu ne les as pas pareil. Ici, tu sais conseiller… ». Je le flatte mais c’est pas pour me faire bien voir, j’en ai rien à cirer. C’est vrai que j’aime bien venir ici. Et je suis pas le seul.
« Les grosses librairies marchent bien mais ne donnent plus de conseils, c’est contre-productif »
Mais pourtant les chiffres d’affaires des grosses librairies augmentent et c’est à croire que les gens préfèrent ne pas avoir de conseils, choisir tout seul, et faire la queue des heures… les conseils ils les ont à la télé. Mais c’est pas des conseils…
Moi j’ai pas envie de vendre Zemmour et de toutes manières les Zemmour, Trierweiller, etc., ça marcherait pas chez moi.
C’est plus du tout vendeur de donner des conseils. Avant ils prenaient des personnes qui avaient fait des études de libraires et maintenant ils s’en foutent, c’est contre-productif. Tout marche à l’image.
Pour exemple, quand je tenais mon bistrot, j’avais décidé de remplacer Coca Cola par… je dis « Breizh cola », il me dit « mais non ça c’est une connerie aussi, c’est une grosse firme, c’est pareil, non c’était un truc commerce équitable, bio et tout, et je le vendais au même prix que le Coca… et y avait plein de gens qui venaient me dire « mais c’est formidable ce que tu fais là, bla bla bla » mais je n’en vendais plus un seul. J’en vendais plus du tout… mais alors par contre on me félicitait tout le temps, c’est dingue.
Alors j’ai remis Coca cola… mais je vendais en fait l’autre… les gens qui trouvaient ça formidable mais qui disaient « oui mais le goût c’est quand même pas pareil… » je leur mettais l’autre pas le Coca, ils pensaient que c’était le Coca et ils me disaient : ah c’était génial ton idée mais tu vois c’est vraiment meilleur quand même. Ils ne se rendaient même pas compte que c’était pas du Coca. Ça ne veut rien dire. Les gens veulent avoir bonne conscience mais la différence ils ne la voient pas. C’est valable pour tout. C’est juste l’image.
J’avais aussi proposé de la charcuterie artisanale. Je voyais les autres bars qui proposaient de la charcut’ industrielle… un truc dégueulasse… et j’avais fait deux assiettes, une avec de l’industrielle, une avec de l’artisanale. J’avais demandé avant… vous préférez quoi… tous, 100% ils m’ont dit qu’ils préféraient l’artisanale… j’ai filé les deux assiettes et je te dis bien 70% m’ont dit avec l’assiette de charcut’ industrielle que c’était l’artisanale… et vu que l’autre avait un goût fort, spécial… du coup pour eux, et de bonne foi, c’était de l’industrielle. Ils sont tellement habitués au goût de la charcuterie industrielle que pour eux l’artisanal a mauvais goût. Pour eux le goût c’est ça… ils sont conditionnés.
Et donc pareil pour le livre. Le mec qui écrit 10 livres par an, qui écrit à peine… les gens vont le lire si y a une bonne pub, du marketing… ça va plaire, même des trucs qui sont écrits par un nègre, l’écrivain n’écrit même pas, ce n’est pas un écrivain. Mais voilà, les gens tant qu’on leur fout de la pub, ils viennent te voir et ils te disent « ah ça c’est un super livre, qu’est-ce que c’est bien écrit ». C’est que de l’habillage. C’est atterrant. Y a des gens super, sympa et tout, qui me sortent des bouquins mais d’une fadeur… c’est désespérant. Mais ce sont des gens sympas hein…
- Et toi du coup, tes derniers coups de cœur ?
J’en ai plein.
- Un auteur que tu admires ?
Louis-Ferdinand Céline.
- Et ton livre préféré de lui ?
Voyage au bout de la nuit et ce livre étonnant qui ne ressemble pas tout à fait à du Céline : Ballet, sans musique, sans personne, sans rien… Je ne connais pas. Je finirai par l’acheter en sortant de chez lui.
Sinon en coup de cœur, que j’ai eu y a pas longtemps… mais j’en ai plein Le festin nu (il parle du livre de William Burroughs), L’histrion du diable de Michel Maisonneuve, et ça : Patrick Wald Lasowski La terreur… on suit jour par jour le tribunal de la grande terreur, on est 18 brumaire, 3 vendémiaire… on suit tout jour par jour… c’est vraiment très bien. Il y a aussi Amours de Léonor de Recondo… ça m’a beaucoup touché. Le dernier livre de Saphia Azzeddine Bilqiss. Terminus radieux d’Antoine Volodine. Je ne suis pas trop SF, mais alors là c’est très bon. Et puis Gueule de bois d’Olivier Maulin…
On se fait un tour de la librairie, il me montre tous ses coups de cœur, ça défile, y en a une belle flanquée… je me demande comment il fait pour lire tout ça… ça me fascine, même moi qui lis beaucoup je lis pas autant…
On passe aux bds. Aux livres érotiques. Aux livres pour enfants. On revient aux romans. Je dois pas tarder. Et puis il a des clients. On se fume une clope devant la boutique. On cause de Céline pour terminer en beauté. Je rentre une dernière fois, j’achète Ballet, sans musique, sans personne, sans rien de Céline, la dernière bd de L’œuf L’homme semence que je voulais acheter depuis longtemps et encore quelques livres. Je repars les bras chargé. Il me serre les pognes et me dit :
« Salut mon gars et puis je voulais te dire… continue comme ça… c’est bien ce que vous faites avec l’iImprimerie nocturne ». « Merci » que je réponds. Je lance ma main en l’air. « À bientôt Max ».