En seulement trois numéros, la revue de bandes dessinées québécoise Planches, a d’ores et déjà réussi son pari : celui de promouvoir les auteurs de BD de la Belle Province auprès du grand public et de mieux faire connaître l’étendue et la richesse du 9e art québécois. Un projet ambitieux qui n’était pas gagné d’avance, mais qui a bénéficié dès le départ de la volonté farouche de ses deux fondatrices, Émilie Dagenais et Sandra Vilder, de mettre un peu de passion dans leur quotidien.
Ne pas dénigrer l’ennui comme source de motivation.
Métro Jean-Talon, un lundi ensoleillé du mois de mars. Rendez-vous a été pris au QG de Planches sur la rue Saint-Hubert, Émilie me reçoit dans une petite pièce, de quelques mètres carrés seulement : « Un ami nous a prêté ce bureau ; au fur et à mesure, c’est devenu notre local. » Dans la salle, nombre de papiers et de cartons s’entassent. Aucune fenêtre : les planches de la revue comme seul espace d’évasion. On s’installe, je branche l’enregistreur. Émilie me raconte : « Sandra et moi étions toutes les deux assises à la table d’un bar à se dire : notre vie n’est pas hot. Si l’on montait un projet ? » Ne pas dénigrer l’ennui comme source de motivation…
Plusieurs concepts sont lancés pèle-mêle. On retiendra, à titre d’exemple, cet étonnant service de mauvaises nouvelles. « On aurait été voir des gens avec un gâteau et des ballons pour leur annoncer : votre chien est mort ! » L’idée en reste là, trop avant-gardiste sans doute. Celle de monter une revue de Bande-Dessinée lui emboite rapidement le pas.
« La volonté de mettre en place une revue de BD est venue d’un coup. C’était logique. On squattait souvent la bibliothèque de Montréal, et on empruntait beaucoup de bandes dessinées. » Émilie me raconte que Sandra s’était mise au défi de lire toutes celles qui s’y trouvaient. L’histoire ne dit pas si elle y est parvenue.
Le concept trouvé, restait à s’assurer qu’il était viable. Les deux amies s’en vont interroger les libraires du coin, leur demandant s’il existe une réelle attente du public pour une revue de BD. La réponse ne se fait pas attendre : si comme en France, le livre est en perte de vitesse, la bande dessinée elle, résiste encore aux modes de consommations dématérialisés. Planches naît officiellement le 8 avril 2014, et est enregistré comme »organisme à but non lucratif ».
Se consacrer exclusivement à l’élaboration de Planches.
En juin de cette même année, devant l’ampleur du travail que leur demande la revue, les deux amies décident de quitter leur emploi pour se consacrer exclusivement à l’élaboration de Planches. Leurs parents et leurs proches, croyant également au projet, leurs apportent un soutien financier.
Pour assurer la mise en place des deux premiers numéros de la revue, elles lancent en octobre 2014 une campagne de crowdfunding, via la plateforme Indiegogo. « Cela nous permettait d’évaluer et de valider le projet auprès du public. Si nous ne parvenions pas à récolter les fonds, c’est qu’il n’était pas viable. » Elles fixent à 20 000 dollars la somme nécessaire. La campagne de financement connaît un franc succès. À leur grande satisfaction, la somme récoltée s’avère plus élevée que prévu.
La soirée de lancement du premier numéro de Planches a lieu le 24 octobre 2014, et attire toute une foule de curieux. Les numéros suivants paraissent de manière trimestrielle, avec à chaque fois un même système, aussi simple qu’efficace. Une partie de la revue est consacrée à des chroniques thématiques, assurées par des auteurs récurrents. Elles traitent aussi bien de politique que de bouffe, de sexologie, d’histoire de l’art ou plus récemment de l’histoire du Québec. Une seconde partie titrée « Les dessous de la création« , s’intéresse spécifiquement au travail d’un·e auteur·e, et lui consacre quelques pages. Une dernière partie enfin, accueille celles et ceux qui souhaitent voir leur bande dessinée publiée : l’Appel à planches.
Pour le premier numéro, pas moins d’une quarantaine de bandes dessinées ont ainsi été reçues. Pour faire la sélection, un comité de lecture de 4 personnes se réunit et décide des planches qui méritent d’être publiées. Si le format est imposé, les thèmes sont laissés libres à l’imagination des auteurs. Ils peuvent présenter entre une et six pages, de préférence en couleur, mais aussi en noir et blanc.
Pour chaque numéro, Planches ne réunit pas moins d’une quinzaine d’artistes aux styles divers, dont les seules lignes directrices sont la qualité et la créativité. Chaque auteur est payé 30 dollars la page. Bien évidemment, à mesure que la revue gagnera en popularité, Émilie et Sandra souhaitent pouvoir les rémunérer d’avantage.
Quel futur pour Planches ?
Planches tire à environ 1000 exemplaires chaque numéro. Si le prix de vente semble élevé aux yeux de certains (20 dollars), il est, comme le rappelle Émilie, le coût nécessaire à la qualité de la revue, mais aussi à sa survie. Et de qualité, Planches n’en manque pas. Les deux fondatrices ne ménageant pas leurs efforts pour proposer la meilleure revue de BD possible. Elles se rendent chez l’imprimeur pour s’assurer de la qualité de l’impression, et procèdent elles-mêmes à la distribution des exemplaires chez les détaillants.
Un travail fastidieux, qui les conduit à négocier directement leurs marges auprès des libraires, et à gérer auprès de ceux-ci l’approvisionnement des stocks.
À quelques mois de la parution de son quatrième numéro, Planchesconnait déjà un beau succès. « La revue marche bien, mieux que ce que l’on imaginait au départ« , se félicite Émilie. Si cela ne leur permet pas encore de vivre du fruit de leur labeur (l’argent gagné étant aussitôt réinvesti dans les numéros à paraître), leurs efforts eux, se font sentir. Sandra et Émilie ont reçu au début de l’année 2015, la bourse de l’économie sociale, CDEC Rosemont-Petite-Patrie. En plus de récompenser la qualité de leur travail, cette bourse leur permet de continuer à vivre, et d’améliorer le contenu de la revue. Quel futur pour Planches ? Plusieurs projets sont en cours de réflexion : « Des partenariats vont se créer avec d’autres auteurs. On aimerait augmenter le nombre de pages, voir s’il est possible de créer une version en anglais, mettre en place un atelier de BD avec des activités de création…«
L’an prochain, Planches traversera l’Atlantique afin de faire connaître la qualité de son travail à travers l’Hexagone. Émilie et Sandra souhaitent en effet participer aux festivals de BD afin d’y présenter la revue, et comptent être présentes au plus prestigieux d’entre eux : le festival d’Angoulême. En 2012, Art Spiegelman, l’auteur de Maus, récompensait le Québécois Guy Delisle pour ses « Chroniques de Jérusalem« . Si les auteurs de la Belle Province forment la nouvelle scène de la bande dessinée francophone, alors la revue Planches est désormais leur porte-parole.
MAN.
Pour aller plus loin, l’entretien rennais avec Mandragore, de la maison d’éditions L’Oeuf
Article signé M.A.N à retrouver en grande partie sur le off de l’Imprimerie