Interview : Mandragore de l’Œuf

Ici à Rennes, tout va bien. J’ai rencontré Mandragore des éditions l’Œuf. Lorsque je suis arrivé au bar le Sablier, j’ai commandé une bière et Mandra était devant moi, elle versait un peu de thé dans une tasse. Et nous avons commencé à parler de la belle histoire de l’Œuf, maison d’édition indépendante de bandes dessinées.


■ Depuis quand existe la maison d’édition l’Œuf  ? Raconte-moi un peu son histoire.

L'OEufLogoEn 1997 c’était une association étudiante qui faisait des fanzines à Rennes 2. En Arts Plastiques à Rennes 2, la bande dessinée était mal vue alors qu’il y avait plein d’étudiants fans de bd et qui dessinaient de la bd. À ce moment-là, il y a eu beaucoup d’associations à se créer, de fanzines à voir le jour (Les Taupes de L’Espace, Le Simo, La Chose…). Au début, ça ne s’appelait pas l’Œuf,  ça s’appelait « KOMANK SEKOUL », mais ils ont vite changé de nom car ils n’assumaient pas son caractère potache. Ils étaient une vingtaine. Et puis, très vite, ils se sont retrouvés à seulement 6 ou 7. Il y avait entre autres, Aliceu, David Le Treust, Réjean Dumouchel, Mériadeg Valerie (Lomer) et Marcellin que tu connais peut-être. La plupart sont partis dans d’autres directions… il n’y a plus personne des débuts aujourd’hui.

Bé et moi, un autre auteur, nous sommes arrivés en 2000. On a commencé à faire des petits albums. Même si ça restait un peu fanzineux (attention, ça n’est pas péjoratif dans ma bouche, mais je distingue bien le fanzine, le comics et le livre).

L’association a évolué par la suite, pour devenir un label d’édition. Il y avait déjà un travail abouti sur des comics (petits albums d’auteur à petit tirage), mais il manquait juste la structure pour pousser un peu plus loin. On a petit à petit structuré l’ensemble. On est allé chercher des subventions. On a commencé à faire des livres imprimés en offset (technique d’impression classique à grand tirage contrairement à l’impression numérique), vers 2001/2002. En 2005 on a pu être diffusé par le Comptoir des Indépendants, un diffuseur. Donc, c’était une évolution progressive. En revanche, en 2008, le Comptoir des Indépendants a fait faillite, du coup on n’est plus diffusé par eux aujourd’hui.

Autrement, il y a eu des périodes de crises. Qui correspondent à des pertes de locaux, des déménagements. Après la chute du Comptoir, il y a un moment où moi aussi je me suis posé la question d’arrêter. Et c’est à ce moment-là que Laetitia Rouxel et Hélène Coudray, qui étaient aussi dans l’association, dans le deuxième cercle concentrique de l’association si on peut dire, ont rejoint le bureau et ça a permis de relancer une certaine dynamique.

« Malgré tout, nous restons plus ou moins bénévoles »

■ Comment gérez-vous votre distribution aujourd’hui ?

je-m-appelle-erik-satieOn sort trois livres par an. On commence à avoir un beau savoir-faire, mais on n’a pas envie d’augmenter la production, parce qu’on préfère avoir des ouvrages de qualité plutôt que de pousser à produire. Mais c’est vrai que trois livres par an, ce n’est pas beaucoup comparé à certains autres éditeurs. C’est ce qui nous enlève, parfois, un peu de visibilité dans les librairies, par exemple. On résiste contre ça en faisant beaucoup de salons.

Par exemple, aujourd’hui on a choisi deux personnes qui travaillent en indépendant pour notre diffusion. Il y en a un qui travaille à Saint-Malo et qui diffuse sur toute la Bretagne, il s’appelle « le Manchot Épaulard ». Et à Paris on a aussi une fille qui commence à faire ça, en indépendante, Céline Picard. C’est le système le plus équilibré qu’on a réussi à trouver. Et ça nous permet de rester libres. Malgré tout, nous restons plus ou moins bénévoles. On arrive parfois à se payer un peu sur le travail éditorial, mais ça n’est pas tout le temps.

 

■ Comment est organisée l’association ?

Le bureau officiel est composé de 3 personnes. Laetitia Rouxel, Hélène Coudray et un président qui est en train de changer. Et dans le CA on est 5, les mêmes plus moi et Nina Luec. Et ensuite il y a plusieurs personnes qui gravitent autour et qui participent de manière ponctuelle. Il y a les auteurs et puis il y a aussi des bénévoles qui ne sont pas forcément auteurs mais qui aiment bien parfois aider et tenir un stand lors d’un salon.

En revanche, nous manquons d’une personne qui soit en charge de la communication. Moi je m’occupe plutôt de tout ce qui touche à la ligne éditoriale. Laetitia s’occupe de la comptabilité, des stocks et de la trésorerie. Et Hélène de la mise en page, du graphisme. Pour ce qui est de la communication,  nous nous en occupons tous ensemble. Et  c’est une charge de travail considérable. C’est très intéressant de toucher à plein de choses, mais il arrive un moment où on a besoin d’une personne dont c’est véritablement le métier.

 

■ On connait les difficultés auxquelles font face aujourd’hui les auteurs, les éditeurs, les libraires… comment fonctionnez-vous ? Réussissez-vous à vous rémunérer correctement et quels tarifs appliquez-vous pour les auteurs ?

Pour la rémunération, c’est le tarif normal, 10% pour l’auteur. On n’a pas encore les moyens de faire des avances, des à-valoir sur les ventes pour les auteurs. Donc on paye en fonction des ventes.

Pour ce qui est de la maison d’édition, c’est un peu plus compliqué. Nous n’arrivons pas forcément à nous payer, en même temps, c’est pas le but, on est une asso 1901. Mais nous essayons, de plus en plus, de nous rémunérer, lorsque nous avons passé beaucoup de temps sur un projet. Même si ça reste modique et que ça n’est pas tout le temps. Ça nous évite aussi de trop nous essouffler. Autrement, nous sommes subventionnés par la Région. Ce qui nous permet de débloquer des fonds pour lancer des projets de livres. Nous avons aussi développé des spectacles et des ateliers autour de la BD.

Pour ma part, en tant qu’auteure, pour répondre plus clairement à ta question, les droits d’auteur tombent une fois par an et au mieux ça va représenter un mois de (petit) salaire. Alors que ça représente une quantité énorme de travail. Pour L’Homme semence, j’y ai consacré 4 mois de travail. C’est très rapide. J’ai fait ça au pas de course. J’avais calculé, 5% sur les 1000 premiers exemplaires, avec le premier tirage, j’aurais pu ne toucher que 1300 euros pour 4 mois de boulot. Et encore c’est pas mal. Heureusement, il y a eu un deuxième tirage, mais ce n’est pas mirobolant.

 

■ D’ailleurs, peux-tu me parler des spectacles et des ateliers que vous organisez ?

Lectures-dessinées1

On a un spectacle en ce moment, les lectures dessinées, que nous avons réalisé avec Laetitia Rouxel pour la promotion de notre livre, L’Homme semence. On en est venu là, pour faire connaitre le livre aussi. Parce qu’en festival, ou en salon, les gens n’ont pas forcément l’occasion de vraiment découvrir le livre, alors qu’avec ce spectacle ça permet de le découvrir autrement. C’est une manière ludique et animée de présenter un ouvrage.

On a fait les lectures dessinées un peu à la demande des médiathèques. On dispose un grand tableau blanc et c’est vraiment une performance dessinée et musicale en direct. Mais c’est plus pour un public de 70 personnes maximum. C’est un spectacle qui nécessite une certaine intimité. Nous avons déjà proposé ce spectacle à la médiathèque de Fougères, à la Péniche-spectacle à Rennes, entre autres. Et la prochaine aura lieu à la ferme du domaine de Broualan, le 26 avril.

Ensuite j’ai monté un concert-dessiné avec Bé qui dessine en direct, un mélange de contes, de musique et de dessins. Il y a aussi Les contes Grafikofages avec Xavier Lesèche.

Et des ateliers pour enfants ou adultes. Ateliers de création bd, d’initiation. On peut être sollicités par des médiathèques, des salons, des associations,… les demandes sont très variées. Ce sont souvent eux qui font appel à nous.

 

■ Ce n’est pas difficile de cumuler à la fois un rôle d’éditeur et un rôle d’auteure ?

Être éditeur c’est aussi un moyen pour moi de connaitre tous les rouages du monde de l’édition. C’est comme ça que j’ai appris comment fonctionnait une maison d’édition, ça m’a permis de m’ouvrir, ça apprend beaucoup de choses sur le trajet du livre. Donc en tant qu’auteure, je vois tout ça… je n’ai pas le même regard que certains auteurs. Ça peut même changer la manière de travailler, parce que tu sais le résultat qu’il est possible d’obtenir à l’impression, par rapport au papier, aux nuances. Disons que ça permet d’avoir un regard d’ensemble. Donc je pense que c’est bénéfique.

« L’Œuf c’est la procréation, la création, la nouveauté. »

■ Pourquoi l’Œuf ?

C’est arrivé par hasard. À l’époque quand l’association faisait des fanzines et s’appelait encore « Komank Sékoul », il y a eu un des fanzines qui avait pour thème l’œuf. Et vu que l’idée de changer de nom avait été souhaitée, ils ont décidé de prendre ce nom, l’Œuf. Ça sonnait bien… Vers 2002/2003, il y a eu de nouveau une volonté de changer de nom. L’Œuf rappelait les années fanzine et une partie des membres voulait signifier une certaine rupture. Donc il y a eu débat pour changer de nom et puis en fait personne ne s’est mis d’accord pour un autre nom. Donc on l’a gardé. Et finalement on aimait bien, c’était aussi assez fédérateur. Et la génération qui est arrivée après aimait bien ce nom, donc voilà… on a conservé l’Œuf.  Et c’est aussi assez intéressant comme nom. L’Œuf c’est la procréation, la création, la nouveauté. Il y a quelque chose d’assez poétique et révélateur.

■ Tu évoquais un des derniers livres que vous avez publié, L’Homme semence, avec Laëtitia Rouxel, tu peux m’en parler un peu ?

HommeSemenceCouvL’Homme semence est un texte écrit en 1919 par Violette Ailhaud et qui a été publié aux éditions Paroles (Verdon). Nous, on connaissait ce texte et il nous plaisait. Donc on a voulu se l’approprier et proposer une collaboration avec cette maison d’édition pour une adaptation en bande dessinée. Une expérience de coédition et de cocréation, avec deux regards sur un même texte.

Le résultat, c’est un mélange entre une adaptation du récit d’un côté (Laëtitia Rouxel) et un making of, un documentaire, quelques petits extraits illustrés en noir et blanc et puis des points de vue complètement autobiographiques parfois aussi dans l’autre partie (Mandragore). Ça montre aussi comment l’histoire est ancrée dans le lieu, dans l’Histoire.

Le livre s’ouvre dans un sens, ou dans l’autre. C’était intéressant de fonctionner comme cela, nous avons chacune une partie de la bande dessinée. Ça surprend un peu les gens. Le premier tirage est épuisé, 1000 exemplaires. Et on a ressorti le livre (avec l’aide des éditions Paroles) à 2500 exemplaires. La coédition nous a permis de réaliser un bel ouvrage, en couleurs.

Pour la coédition, on s’est occupé nous de la maquette, tout en leur proposant à chaque étape ce que nous faisions au coéditeur. Mais vu qu’ils n’avaient jamais travaillé sur de la bd, ils nous ont laissé carte blanche. Eux, ils ont écrit une préface et on s’est partagé les livres pour la vente.

 

■ Pour les personnes qui veulent trouver vos livres, dans quelles librairies êtes-vous présents à Rennes ?

On est chez M’enfin, à la Cour des miracles. À Critic on a la nouveauté, on n’est pas à Le Failler mais on est sur Electre (répertoire national des sorties utilisé par les libraires) donc les gens peuvent commander là-bas… On était chez Alphagraph aussi mais ça a fermé. On a aussi quelques albums à Pécari Amphibie, au Papier Timbré.

« La fin d’Alphagraph est (..) symbolique. »

■ Qu’est-ce que tu penses du monde de la bd aujourd’hui, par rapport aux années 90/2000 peut-être ?

Les aventures d'ultra chômeurLe monde de la bd à Rennes a beaucoup changé. Pour la bd indépendante en particulier, puisque c’est un peu plus mon domaine. Selon moi il n’y a plus grand-chose. La fin d’Alphagraph est d’ailleurs symbolique. C’est un peu mourant. Il reste nous, et puis il y a Presque Lune (éditeur de bd et romans installé à Melesse depuis 3 ans) qui est arrivé, ils font les aventures d’ultra-chômeur notamment… c’est vraiment très sympa. Ils éditent de la bd singulière on va dire. On essaye de commencer à faire des trucs ensemble, échanges, mutualisation, etc. Mais l’âge d’or de la bd pour moi c’est les années 90/2000, même plus les années 90.

Après, pour les fanzines ça continue, chaque année il y a plusieurs fanzines qui naissent mais c’est plutôt dans les facs et moi c’est vrai que je ne suis plus à la fac dont je ne vois plus trop ça. Mais peut-être que les jeunes en font moins. Aussi parce que ça a peut-être un peu passé de mode, et puis il y a les blogs maintenant…

En revanche, je ne dirais pas que le réseau indépendant est en chute libre, il est plus sur une stabilisation. Y a eu une ascension importante et aujourd’hui ça se stabilise. Y a un public qui suit les nouveautés. Principalement les 30/50 ans. Les plus âgés ne connaissent pas forcément et les plus jeunes ne sont pas encore spécialement dans ce type de bd.

 

■ Quels sont vos projets pour cette année ?

Nous préparons un livre collectif pour la fin de l’année sur la place de la femme dans la société. On essaie qu’il y ait des gars qui participent aussi. Pour qu’il y ait un regard croisé, riche, intéressant sur cette question importante. Tous les deux ans on essaye de faire un bouquin collectif pour conserver aussi l’esprit fanzine. Et puis c’est l’occasion de proposer à un auteur, à qui on ne peut pas proposer de faire un bouquin entier, de réaliser quelques pages…

Il y aura aussi le livre d’une jeune Polonaise qui sort son premier travail, un travail autobiographique. On a envie de laisser un espace à de jeunes auteurs comme ça. Et puis L’Homme Effiloché, la traduction d’un album publié en Espagne, inspiré du Horla de Maupassant. Nous restons toujours sur 3 bouquins par an. Et nous continuons toujours à prendre beaucoup de plaisir à faire ça.


Le site des Éditions l’Oeuf


Pour aller plus loin :

interview de Xavier Lesèche et Mandragore

Bande dessinée, richesse et précarité

Une scène dans l’ombre de Nicolas Auffray

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