Marc Nammour (La Canaille), Serge Teyssot-Gay et Cyril Bilbeaud (Zone libre) se sont attaqués l’an dernier à la mise en musique du texte d’Aimé Césaire Cahier d’un retour au pays natal. La création, Debout dans les cordages, sera donnée le 18 mars au Grand Logis. L’occasion de quelques questions à Marc Nammour qui interprète le texte. Et l’occasion de relire ce dernier.
■ Qui est à l’initiative de ce projet avec Serge et Cyril ?
C’est le festival littéraire Le goût des autres au Havre qui nous a réunis pour clôturer l’édition en janvier 2013.
■ Est-ce la suite de la collaboration avec Serge sur Omar, dernier album de La Canaille ?
Non ça n’a rien à voir. Ce sont deux projets différents. Omar a d’ailleurs été enregistré après cette rencontre au Havre. Avec Serge ça fait longtemps qu’on avait envie de travailler ensemble, on attendait juste l’occasion. À la conception de ce titre sur le 3e album de La Canaille, la collaboration pour moi sonnait comme une évidence. Je savais qu’il aurait le son que je cherchais pour coller aux maux d’Omar.
■ Comment avez-vous travaillé cette « lecture/spectacle musical » ?
Ce fut une improvisation. On s’était interdit de répéter afin de se retrouver à chaud sur scène. J’avais préparé mon découpage du texte et annoté quelques intentions musicales à titre indicatif. Ils ont fait en fonction et avec leur humeur du moment. C’était assez magique. Il y a eu une belle alchimie entre nous trois au point qu’on a eu envie de le rejouer par la suite. Ce projet nous représente parfaitement. J’aime son intemporalité, son évolution permanente puisque rien n’est figé musicalement et son côté « hors-format ».
« Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées. » Cahier d’un retour au pays natal – 1939
■ Quelle a été ta première rencontre avec le texte d’Aimé Césaire ?
J’étais plus jeune. Je n’avais pas encore le bagage littéraire pour percevoir toute sa dimension mais j’avais été frappé par sa poésie. Quelque chose commençait à germer en moi. Je m’y suis replongé régulièrement depuis. Comme un besoin d’y revenir, de m’en nourrir, d’y puiser de l’inspiration.
« Césaire se battait pour la faim universelle de l’opprimé »
■ L’engagement militant de La Canaille trouve quels échos dans ce texte, au-delà de la couleur de la révolte ? Est-ce la possibilité d’une « caisse de résonance » pour les idées avec votre dernier album La Nausée ? Je pense notamment au titre « La sueur des ombres »…
Ce texte est un cri d’émancipation par excellence. La relation avec l’engagement des textes de La Canaille est par conséquent toute naturelle. Pour moi ce texte a été écrit pour tous les humiliés, les réduits, les exploités. Césaire se battait pour la faim universelle de l’opprimé. C’est dans ce sens qu’on a le même objectif: trouver le moyen de rester digne, debout et libre.
■ « C’est eux qui mènent le jeu ça pèse si peu dans la balance; voilà ce qu’elle cache leur liberté d’expression »*; le mois de janvier 2015 suite aux événements de Charlie Hebdo a inscrit partout, dans le débat, dans des articles, etc., l’utilisation de cette « liberté d’expression »; tu as également écrit un texte en réaction à ces événements pour le journal L’humanité. Nous sommes un mois après; comment te positionnes-tu sur cette question aujourd’hui ? Penses-tu qu’il est possible aujourd’hui de « réinventer » une liberté d’expression, qu’elle soit dans les médias ou dans la sphère artistique ?
Je n’ai pas changé mon fusil d’épaule. Je signe et re signe ce texte. Le fanatisme est une plaie qu’il faut soigner par la culture et l’éducation. La répression à tout va est contre-productive. Elle nourrit les dealers d’opinions et élève leurs soldats en martyrs.
La liberté d’expression à mon sens n’est pas à réinventer mais à défendre sans trembler. La loi lui a donné un cadre assez satisfaisant si on l’applique. Tout comme la laïcité. Il faut arrêter de laisser cette question à la droite et à l’extrême droite. Crois-en une poule dorée même si tu veux ça te regarde c’est ton jardin intime. Mais ne m’oblige pas à respecter ta croyance en société et changer ma façon de faire ou de penser en fonction. Il faut que cet espace reste le plus neutre possible. C’est valable pour toutes les religions.
■ Une interprétation du texte a eu lieu à Rennes par Olivier Mellano et Arm de Psykick Lyrikah; en avais-tu connaissance ? Si oui, y a-t-il des partis pris esthétiques très différents ?
Je connais bien Arm, on apprécie nos travaux respectifs. C’était marrant de s’apercevoir qu’on avait eu la même envie presque au même moment sans le savoir. Mais forcément nous n’avons pas eu la même approche. C’est propre à nous. Chacun sa sensibilité. D’abord nous n’avons pas choisi les mêmes passages du texte. Ensuite nous avons opté pour faire un long morceau improvisé alors qu’eux c’est presque construit comme un album en plusieurs titres. Enfin musicalement leur duo utilise des programmations électroniques alors que nous tout est joué live à trois guitare/batterie/voix. Ce sont deux interprétations différentes d’un même poème. En tout cas, les deux projets œuvrent à leur manière pour faire connaître ce texte et le remettre au goût du jour et c’est très bien!
■ Cette collaboration avec Zone libre sera-t-elle poursuive sur un autre projet en association avec La Canaille ?
Pas avec La Canaille mais juste avec moi. Nous avons des projets qui sont en train de se mettre en place. On communiquera bientôt dessus.
■ Ton dernier coup de cœur musical ?
Kendrick Lamar, rappeur américain qui a sorti un album monstrueux Good Kid, Mad City. Grosse claque.
Cahier d’un retour au pays natal – Le jeudi 19 mars au Grand Logis de Bruz
*extrait de « Une goutte de miel dans un litre de plomb » sur l’album du même nom – 2009