Les merveilles d’Alice Rohrwacher

Les merveilles, un film italien d’Alice Rohrwacher sur une famille d’apiculteurs précaires.

 

À l’heure où les frelons asiatiques Vespidae menacent les abeilles européennes avec, dit-on, la sournoise virulence des produits chinois frelatés à l’égard des élégants marchés du Vieux Continent ; en cette époque formidable pour la création et la liberté d’expression dont le photographe Blake Little se saisit pour mettre en scène des modèles dégoulinant de miel ; alors que, en direct sur l’antenne de RMC, radio bien connue pour son ton souvent aussi progressiste qu’une une du Figaro, à l’occasion du dernier salon de l’agriculture Porte de Versailles, un auditeur agriculteur explique que la disparition des abeilles n’est pas due aux épandages massifs d’insecticides et autres produits phytosanitaires mais aux colliers anti-puces portés par nos animaux de compagnie ; piqué par une curiosité grandissante vis-à-vis de ces insectes ailés, il m’a semblé bigrement capital de me tenir informé.

Ces pauvres bougres n’ont donc pas une vie aussi merveilleuse que la télé-réalité aime à sous-entendre…

Les merveilles donc. Parlons-en. Apiculteur au fin fond de la brousse d’Ombrie, Wolfgang (Sam Louwyck) devrait moderniser son atelier pour répondre à des normes d’hygiène mais il n’a plus un rond – et qui plus est, il préfèrerait acheter un chameau pour faire plaisir à ses filles plutôt qu’installer du carrelage blanc dans sa grange pour se conformer aux règles jacobines. Wolfgang est bourru.

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Avec Angelica (Alba Rohrwacher), ils ont 4 filles. Durant les vacances, elles aident à ôter les hausses, à démieller les cadres, à désoperculer les alvéoles, elles manient l’enfumoir et la centrifugeuse, avec plus ou moins de dextérité, voire aident à capturer des essaims d’hyménoptères. Placé là plutôt qu’en prison pour mineurs, Martin, un pré-ado allemand, mutique et ombrageux, a rejoint la petite communauté. Gelsomina, l’aînée (Maria Alexandra Lungi), elle, rêve d’ailleurs, de Milan… Si bien que si elle aide dévotement son père, elle va néanmoins en cachette postuler pour un jeu de télé-réalité consacré au folklore étrusque animé par la belle Milly Catena (Monica Belucci). Inaccessible Milly qui, n’étaient ses faux cheveux blancs et ses collants pailletés, pourrait presque faire penser à (et passer pour) une déesse antique.

Évidemment, ils ne vont pas gagner. La première place va revenir non pas à cette famille d’extrême-gauche – car oui, Wolfgang et sa tribu semblent avoir des accointances politiques très marquées – mais à leurs voisins qui élèvent de cochons pour faire de la saucisse et du jambon et dont les désherbants tuent parfois les fragiles protégées pollinisatrices de Wolfgang et ses filles. Ridiculisés dans ce jeu TV, lui-même très au-delà du ridicule et auquel Wolfgang ne s’est rendu qu’à reculons, connaissant à l’avance, d’instinct, les risques encourus et le résultat, ces pauvres bougres n’ont donc pas une vie aussi merveilleuse que la télé-réalité aime à sous-entendre. « Il est évident que tous les locuteurs ne sont pas égaux sur le plateau, écrivait Pierre Bourdieu. Vous avez des professionnels du plateau, des professionnels de la parole et du plateau, et en face d’eux des amateurs (ça peut être des grévistes qui, autour d’un feu de bois, vont…), c’est d’une inégalité extraordinaire. Et pour rétablir un tout petit peu d’égalité, il faudrait que le présentateur soit inégal, c’est-à-dire qu’il assiste les plus démunis relativement, comme nous l’avons fait dans notre travail d’enquête pour La misère du monde. Quand on veut que quelqu’un qui n’est pas un professionnel de la parole parvienne à dire des choses (et souvent il dit alors des choses tout à fait extraordinaires que les gens qui ont la parole à longueur de temps ne sauraient même pas penser), il faut faire un travail d’assistance à la parole. Pour ennoblir ce que je viens de dire, je dirai que c’est la mission socratique dans toute sa splendeur. Il s’agit de se mettre au service de quelqu’un dont la parole est importante, dont on veut savoir ce qu’il a à dire, ce qu’il pense, en l’aidant à en accoucher. Or ce n’est pas du tout ce que font les présentateurs. Non seulement ils n’aident pas les défavorisés, mais, si l’on peut dire, ils les enfoncent. De trente-six façons, en ne leur donnant pas la parole au bon moment, en leur donnant la parole au moment où ils ne l’attendent plus, en manifestant leur impatience, etc. »* De ce côté-ci des Alpes ou de l’autre, est-ce toujours sur les pauvres gens que la misère s’acharne obstinément ?

* In Sur la télévision, suivi de L’emprise du journalisme, 1996, Raisons d’agir Éditions, Paris, mai 2008, page 36.

Les merveilles (Le meraviglie) – Avec Maria Alexandra Lungi, Sam Louwyck, Alba Rohrwacher, Monica Belucci… – Durée : 1h50 – Sortie en 2014 – Grand prix du jury au 64e festival de Cannes…

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