Jeudi 2 et vendredi 3 octobre 2014 avaient lieu au théâtre de la Paillette deux représentations par la compagnie Ostinato de Fuck U Eu.Ro.Pa, texte d’une auteure moldave, Nicoleta Esinencu, paru en 2006 et dont l’édition n’a malheureusement plus lieu de nos jours.
Ce texte, une virulente lettre qu’une jeune femme écrit à son père la veille de son enterrement, présente en toile de fond le malaise de toute une génération moldave, celle des années 80, qui peine à se situer dans la souffrance que peuvent ressentir leurs aînés face à l’effondrement du bloc communiste, et découvre avec stupeur la frénésie du monde occidental.
Sur un plateau épuré, devant un mur mité au papier peint éculé se tient la comédienne, crachant avec poésie et ironie cette lettre pleine de rancœur et d’allégresse adressée au père. Soutenue par un croque-notes et sa guitare amplifiée, le texte glisse alors le long de sa robe, chute, rebondit, se calme et repart de plus belle. C’est tout en finesse que cette création choisit de faire jouer guitare et mots, installer la musique soit contre, soit avec la parole, toujours avec parcimonie et ingéniosité. Les deux corps présents en scène réagissent tantôt à la force brutale des mots, tantôt à leur charme, et parviennent à porter ce monologue avec sincérité et justesse, le tout soutenu par une création lumière de qualité. En résumé cette scénographie (= son/lumière/décor/costume/machine…) illustre le fait malheureusement bien méconnu du public que la création d’un spectacle nécessite bien plus que comédiens et metteur en scène, mais aussi beaucoup de techniciens méritant tout autant le titre d’artistes.
Pour leur première création (débutée en janvier au théâtre de Poche de Hédé) le théâtre Ostinato parvient avec justesse à présenter une pièce qui, en plus d’être l’aboutissement réussi d’un travail de qualité, met en scène un texte non théâtral et très méconnu. Pour un premier pari, cette jeune compagnie semble sortir gagnante au vu des visages réjouis du public sortant.
Souhaitant en savoir plus sur cette compagnie aux ambitions singulières, l’Imprimerie a eu la chance de s’entretenir un court instant avec la metteure en scène, Rozenn Trégoat ainsi que le musicien, Romain Coquelin.
■ En premier lieu parlez-nous de votre compagnie. Il est indiqué que c’est sa première création : aviez-vous déjà monté des pièces antérieurement à cette compagnie ?
Rozenn Trégoat : Oui, en tant que metteure en scène, j’ai travaillé avec la compagnie Soleil Vert il y a quelques années, alors que je sortais du conservatoire. On était plusieurs personnes avec l’envie de monter un texte nommé La chute de Biljana Srbljanović, une auteure serbe. J’ai un attrait depuis quelques années pour les textes de l’Est : ça avait commencé lors d’un atelier que je donnai vers 20 ans à l’ADEC de Rennes avec des ados, pour lequel on m’avait conseillé de monter un texte Si c’était un spectacle… d’Almir Imširević, un jeune auteur bosniaque. Je me plongeais alors dans cette écriture-là ainsi que dans cette histoire forte qu’est la guerre d’ex-Yougoslavie et, menant en parallèle mes études d’arts du spectacle à Rennes, j’avais un sujet d’étude de mémoire à choisir. J’ai donc choisi de travailler sur les écritures contemporaines de l’Est, la dramaturgie de la guerre abordée par les auteurs de l’Est. J’ai été amenée à découvrir beaucoup d’ouvrages, d’auteurs, et suis tombée parmi mes lectures sur Fuck U Eu.Ro.Pa., texte d’une auteure moldave. Comme ce texte m’interpellait, autant par son humour et son insolence que par l’éclairage qu’il offrait sur une partie de l’Europe assez méconnue et pourtant si proche de nous, il m’intéressait de le monter.
Romain Coquelin : Par la suite, nous l’avons monté dans le cadre de Hors lit, un concept de spectacle en appartement créé à Montpellier. Quatre ou cinq personnes d’un quartier prêtent leur appartement, des propositions artistiques sont faites dedans, impliquant une jauge assez réduite qui va aller d’appartement en appartement. Cela avait eu lieu à Rennes pendant quelques années, et nous en avons profité avec la compagnie Ostinato pour travailler et présenter un petit extrait du texte dans un cadre un peu informel.
■ Comment vous est venue l’idée d’assortir le texte de musique, de lui laisser une place si prépondérante dans le spectacle ?
R.C. : Il faut savoir que le Théâtre Ostinato a été fondé à trois : Rozenn, metteure en scène, Christelle (Kerdavid), comédienne et moi musicien. Il était donc clair que la musique allait faire partie de la création, voire même de la mise en scène. L’idée était de faire dialoguer le texte et la musique.
R.T. : Oui, chercher à ce que la musique ne soit pas juste un fond sonore ou un accompagnement, mais qu’elle soit vraiment là pour appuyer le propos du texte qui dégage lui-même une énergie quelque peu insolente, rock. De plus, nous voulions qu’il y ait deux personnes sur le plateau : un musicien et une comédienne, deux personnages, comme deux personnes de la même génération qui auraient vécu les mêmes événements mais qui ne les racontent pas de la même manière. Christelle, la comédienne a les mots et Romain la musique. Nous souhaitions d’autre part voir comment la musique peut venir en contradiction par rapport à ce que raconte le texte : lorsque le texte a un pan un peu chargé, un peu dramatique, la musique peut emmener vers l’humour par exemple, alléger, enlever de la gravité, ou au contraire appuyer une certaine mélancolie. Elle permet vraiment de voyager dans toutes ces émotions-là aussi. C’est un appui et, comme elle est en live, cela n’est jamais pareil car elle prend la température de chaque différent soir de représentation.
« (…) nous construisions chacun avec notre vocabulaire. »
■ Les thèmes sont donc prédéfinis et vous ré-improvisez chaque fois ?
R.C. : Oui, c’est tout de même assez calé mais cela dépend de l’émotion qui va arriver. C’est changeant mais en restant cadré, ne serait-ce que pour que la comédienne ne se perde pas. Une part d’aléatoire reste tout de même.
■ Comment vous sont venus les thèmes ? Est-ce des choix préalables de la metteure en scène ou les décisions sont revenues au musicien ?
R.C. : Cela a été fait ensemble. Lorsque l’on a commencé à travailler sur le texte, j’avais ma guitare, j’improvisais et des choses se sont petit à petit construites. Rozenn n’étant pas vraiment musicienne, la direction était intéressante, nous construisions chacun avec notre vocabulaire : tantôt ça marchait, on gardait, tantôt non et on passait à autre chose.
■ Le choix de la guitare électrique a-t-il un rapport, en prenant en compte la forte opposition Est/Ouest présente dans le texte, avec l’image très occidentale qu’elle possède ?
R.T. : Non, c’est plus le côté rock qui nous intéressait. De plus, nous ne souhaitions pas tomber dans le côté musique folklorique de l’Est, invoquer tout cet imaginaire là ne nous intéressait pas car nous traitons surtout du propos d’une génération (qui plus est est moldave), mais nous n’avions pas envie d’étriquer les choses à un univers de l’Est et de rentrer dans le cliché. Le fait que ce soit une guitare électrique participe plutôt à l’universalité du propos. Cette musique reste symptomatique de toute une génération, tout un propos.
R.C. : Voire même de toutes les générations. Dans tous les pays les ados rêvent d’avoir une guitare électrique pour faire un groupe de rock ! De fait c’est vrai qu’il n’est pas aussi facile dans tous les pays de se procurer une guitare électrique, mais nous avons choisi cet instrument pour son côté rock, musique électrifiée, amplifiée.
Le site de la compagnie Théâtre Ostinato
©photographie : OlGa 2014