À l’occasion de sa venue pour le festival Les Embellies, rencontre avec la chanteuse discrète Laetitia Sheriff. Autour de son parcours, de son futur album, de la poésie, autour d’un café aussi.
■ Lætitia bonjour. Les Embellies te donnent cette année entièrement carte blanche ; dans une interview en 2009, tu parlais de cycles, d’étapes ; est-ce que dans ta carrière ça en est une ?
Oui j’ai l’impression ; je sais pas comment la nommer, ça sera pas la maturité, mais il y a du changement en fait. Chez chacun d’entre nous il y a ces cycles-là, un peu marqués ; on parle de cycles de 5 ans, de 7 ans, de 13 ans etc. Là c’est un cycle de 10 ans; en ressortant un album 10 ans plus tard, maintenant on parle en décennies ! C’est peut-être une autre façon de voir les choses, une autre façon de travailler, d’autres envies.
■ En parlant d’écart temporel, comment tu es venue à la musique, au tout début ?
Comme pas mal de gens, au lycée, avec les groupes qui se formaient pour faire des reprises d’Ac/Dc, Led Zeppelin, Deep Purple. En même temps il n’y avait pas que ça, il y avait aussi des groupes qui se créaient avec des compositions originales ; j’avais 15, 16 ans, mais j’ai pas vraiment appuyé, pas vraiment continué, et c’est au fil du temps que j’ai commencé à prendre un peu plus confiance en moi, à m’intéresser à d’autres choses, à la littérature, à d’autres musiques aussi, sortir un peu du carcan des musiques du lycée ! Je suis partie sur une formule d’adaptation de poèmes de Yeats. J’habitais un quartier populaire à Lille, Wazemmes, un quartier avec beaucoup d’artistes, tous arts confondus, et pas mal de gens m’ont poussée un peu à continuer dans cette voie-là.
« J’aime bien les virages »
■ Si on suit ton parcours, il y a eu plein de collaborations, des rencontres décisives, notamment avec Olivier Mellano ; il y a une importance de l’échange musical. Aujourd’hui, avec le recul, quelle place dans ton travail de composition ça occupe ?
Sur le disque qui va sortir, j’ai senti un manque énorme du travail que j’ai pu faire avec Olivier, et puis Gaël Desbois aussi à l’époque. Surtout en voulant faire un gros travail sur le côté guitaristique, Olivier n’étant pas disponible et concentré sur son projet solo. En fait on puise ; ça commence par une rencontre, on se parle, parfois il n’y pas besoin de parler aussi, de s’enfermer dans une pièce et de brancher les instruments et ce qui se passe est beau, c’est une vision un peu romantique du truc. Mais je pense que finalement ça fait prendre des directions, des tangentes, au lieu d’aller tout droit, j’aime bien les virages.
■ Tu travailles principalement en solo, duo, ou trio ; est-ce que c’est une formule qui est amenée à changer ?
Avant l’enregistrement du disque je voulais qu’on soit quatre ; Carla Pallone de Mansfield Tya a été invitée à jouer sur mon disque, mais son travail en duo avec Julia est très différent. Il y a Nicolas Courret à la batterie, et aussi Pete Simonelli, le chanteur des Enablers, mais il vit aux États-Unis donc impossible de partir en tournée avec lui. Donc je voulais partir à quatre, et finalement pour diverses raisons je me retrouve à nouveau en trio !
■ Et le fait qu’il y ait des géométries variables, des musiciens qui changent entre le studio et la scène, c’est pas trop compliqué ?
Là c’est récent parce que j’ai fonctionné en trio pendant 6 ans, donc ça reste un peu… j’aime bien le changement, mais j’aime bien aussi une sorte de fidélité, pas par rapport aux propositions musicales, mais humainement. C’est quelque chose qui se monte au fur et à mesure.
■ Est-ce que ça ne déteint pas un peu ces collaborations ? Le dernier titre de l’Ep Where’s my ID où il y a des explorations sonores m’a fait penser au travail de Mellano. Pour les influences, comment tout ça travaille ?
Ce dernier Ep je l’ai travaillé seule, ce que j’avais pas fait depuis 2001-2002. Entre ce que j’ai fait en 2001 et ce que je fais aujourd’hui, j’ai forcément été fortement influencée, par Mellano, mais aussi par toutes les autres choses que j’ai découvertes musicalement, la liste est longue. Mais je sais que si tu parles de ce dernier morceau, « A beautiful rage » c’est une sorte d’hommage à Brian Eno ; c’est sans prétention, mais il y a toute une famille, les Canadiens de Constellation, The Dead Texan, des musiques contemporaines planantes, mais aussi tout l’inverse clairement influencées par le rock.
■ Tu écoutes beaucoup d’autres genres musicaux ?
Oui carrément ; j’aime bien la musique soul, la musique brésilienne, j’adore le blues, pas le blues à papa, bien que des fois quand j’écoute Fip ça tombe ! Musique classique, les musiques extrêmes je m’y mets un peu, la chanson française même s’il y a très peu de choses que je connais. Hier c’était marrant il y avait une rencontre avec des enfants au Jardin et il y en a un qui m’a posé la question « est-ce que tu écoutes souvent ta musique ? » ! J’ai dit « non, mais celle des autres m’intéresse plus ! » Pas simplement pour puiser, mais la musique c’est la bande son de notre vie, il y a des périodes comme ça.
■ Donc je suppose que le français ne viendra jamais ?
J’ai eu cette question là aussi, j’y arrive pas en fait ! J’y arriverais peut-être un jour mais après c’est pas du tout une question de faire ma mauvaise tête. En France il y a beaucoup de conformisme, beaucoup de gens ne comprennent pas pourquoi je chante en anglais ; je leur parle d’une rencontre avec un poète, ça leur parle pas non plus. Mais j’admire vachement les gens qui arrivent à écrire en français, comme Bertrand Belin, Dominique A.
Pandemonium. Solace. Stars.
■ Ton prochain album s’intitule Pandemonium, solace and stars. On peut en savoir plus ?
Il se trouve qu’au bout du troisième enregistrement, je me suis aperçue que je tournais autour des mêmes thématiques et là j’ai voulu les alimenter ; les relations humaines, la dualité entre le bien et le mal, la zone d’observation elle est assez vaste, c’est dehors, c’est l’actualité. Là je me suis concentrée un peu plus sur la littérature dite d’anticipation, pendant un temps, parce que ça rend un peu dingue quand on fait le parallèle entre ces histoires visionnaires et ce qui est en train de se passer. J’ai regardé aussi beaucoup de films, de documentaires, et puis la radio tous les jours. Au moment où j’ai commencé à enregistrer j’ai tout arrêté parce qu’il fallait filtrer après avoir archivé. En même temps il y a des éléments personnels, des éléments de ma vie, des personnes que j’ai perdues, se poser la question naïvement, où vont ses personnes, est-ce qu’on a le droit de s’adresser à elles. Pandemonium, c’est l’enfer, un endroit inventé par certains artistes, pour poser des paysages un peu post-apocalyptiques, donc il y a deux morceaux qui en parlent. J’ai aussi été influencée par La Route de McCarthy. Solace, c’est l’apaisement, se retrouver face à la mer, l’espoir, qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté ; ce genre d’instants où on peut encore imaginer un futur. Stars parce que je pense que c’est une source d’inspiration exploitée à gogo ; ce truc-là de se poser qui est pas donné à tout le monde, quand t’as bossé toute la journée tu vas pas forcément regarder les étoiles. J’ai gardé l’idée de départ via le titre de l’album, et après je crois que ce qui me fait flipper à chaque fois que je dois parler de ce que je fais, c’est parce que c’est un instant. Les textes ont été finis pendant la session de studio, en m’inspirant de ce qui se passait réellement, l’actualité, et puis d’une pensée, d’un rêve. Je suis pas une intellectuelle, plutôt une spontanée, une émotive.
■ Soit je vais sur une question très concrète ou très poétique alors ! Je vais prendre la poésie d’abord ; ton livre de chevet en ce moment ?
J’ai ressorti Papiers collés de Georges Perros, c’est vraiment une forme de bouquin qui est super agréable à lire, tu peux ouvrir n’importe quelle page. C’est peut-être pour ça que je me suis intéressée aussi fort à la poésie à un moment, j’ai pas grandi avec des bouquins donc l’idée d’ouvrir un roman c’est venu assez tard. Il y a aussi Ogawa, une écrivaine japonaise, c’est super, complètement surréaliste.
(…) il faut multiplier une parole simple et sincère, la partager
■ Concernant l’actualité il y a pas mal de mouvement du côté culturel ; ça s’agite avec les municipales, où on a parfois l’impression que la culture est absente du discours, les intermittents sont dans la rue…
Concernant la culture j’ai l’impression qu’en tant qu’artiste on s’auto-censure. Il y a un côté infantilisant qui persiste, contre lequel je lutte ; je suis pas militante, mais engagée, en tant que citoyenne j’ai une double casquette. Ça dépend dans quel milieu musical ou artistique tu évolues ; il y a le do it yourself, est-ce que tu as un manager, un label ou pas, demander des subventions aux politiques ; il y a un espèce de conformisme pour demander qui ne me convient pas. J’ai besoin de dialogue avec les politiques, je pense qu’on a le droit d’avoir cet instant-là, on parle de culture mais plus généralement c’est valable aussi. Le droit de vote est important mais ça suffit pas. Après faut avoir le courage d’aller chercher ce dialogue, et comme on est tous en train de nous foutre sous le nez qu’on est avantagés puisqu’on a trouvé le métier qui permet de ne rien branler, on oublie cette précarité qui est en train de s’installer. N’importe qui s’aperçoit de comment sont les fins de mois, même le début, s’il y en a un.
C’est peut-être pour ça aussi que je fais du rock, je me sens pas l’âme d’une militante parce que j’ai peur de ce schéma de leader, d’embrouillage, c’est peut-être un peu vite dit mais je crois que l’engagement auprès des gens qui sont tout proches compte, même aller voir des chargés de mission comme pour les Embellies ; j’ai rencontré des politiques ou c’était super intéressant, il y avait vraiment un échange. Ça prend du temps, mais il faut multiplier une parole simple et sincère, la partager, de participer quand il y a des forums, de pas avoir peur d’y aller.
■ Sans transition pour conclure, ton dernier coup de cœur musical, celui qui t’a foutu une claque ?
En local Psykick Lyrikah, son dernier album, et c’est pas un truc de copinage, j’ai pris le temps de l’écouter et c’est étonnant. Internationalement… euh… il y a le nouveau Beck qui est très beau. Le dernier Patti Smith aussi qui est drôlement bien.
L’album Pandemonium, Solace and Stars est prévu pour octobre 2014