« La SF, l’anticipation ne sont que des façons détournées de parler du présent. Des dérives qu’on sent venir et qu’on grossit pour mieux les cerner. Je ne sais pas si ce que je décris va se produire, j’espère que non. Si le simple fait de l’écrire pouvait le détourner, alors je m’estimerais comblé. Mais quand on lit 1984, et quand on voit l’obsession du contrôle en 2008, on se dit que, parfois, les auteurs d’anticipation ont réellement anticipé. »
Ainsi parlait Pierre Bordage au détour d’un entretien mené en 2008. Alors si la science tente toujours de rendre les choses possibles, donc réelles – pour le meilleur et pour le pire – et si la fiction est une marche qui s’effectue en parallèle du réel, le genre littéraire lui, celui qui porte l’acronyme SF, est un genre cogneur. Il est de ces écrits qui ont tout de l’individu qui vient palper les apparences de la pulpe de ses doigts, se cogner au coin de la table des négociations et effacer la buée sur les vitres du compromis. Dans la fiction, celle qui se projette, il y a un point de départ, visible ou invisible, c’est à dire flagrant ou à lire entre les lignes. Ici, le starting-block est simplement le monde d’aujourd’hui, celui dans lequel nous vivons, celui dans lequel vivent les 5 auteurs conviés à cette anthologie de nouvelles publiées aux Éditions Goater. Peut-être, en regardant par leur fenêtre, ont-ils écouté eux aussi avec amertume et vingt ans de retard NTM chanter Le Monde de Demain. Peut-être au détour d’une soirée à penser à une planète plus vraiment bleue qui vogue et parfois divague, ils sont tombés sur ce couplet de Kyma qui rappelait que gamin, « pour l’an 2000 on rêvait de soucoupes, de trucs volants, pas de trucs violents ni de mouches sur les cadavres d’enfant » ? Qui sait ? On aime en tout cas le croire au fil de ces 150 pages.
Et si Réalité 5.0 est d’apparence moins frontal qu’un morceau de rap que l’on aurait tendance à défendre sur L’Imprimerie Nocturne – à l’exception de sa dernière nouvelle, cartouche érotique chargée à la démence et aux psychotropes – il n’en reste pas moins constitué de 5 nouvelles dont les mots s’engouffrent dans les aspérités d’une réalité qu’on nous souhaite bien lisse. Comme si les doux écrans de nos téléphones, tactiles, que l’on effleure avec nonchalance ou de façon obséquieuse, remplaçaient la peau du conjoint. Comme si le lissage était au bout de la pulpe de nos phalanges. Interconnectés du cerveau au doigt. Réseau social en forme de ramification nerveuse dans une société où la contention et la contenance sont censées régner en maître. Peine perdue ou pas : joue-t-on encore à se faire frère de sang à l’école primaire ? Nous posons la question.
Et puis, Réalité 5.0, vraiment ? Et si c’est vrai, faut-il se demander « à quoi bon ? » ou « déjà ? » Comme si depuis l’an 2000 et son 2.0, on n’avait encore rien vu, qu’il restait des paliers à franchir et qu’on n’est pas au bout de nos surprises. Écœurant 2.0 tant il ne semble être que l’introduction, chantée tapis derrière des écrans, qui ont beaucoup de choses à dire mais qui préfèrent le bruit. Mais pas seulement derrière l’écran, aussi à l’intérieur, domicile virtuel alimentant et alimenté par le réel. Alors demain, avancerons-nous définitivement à couvert, masqués en permanence ?
La plume n’est pas un drone, ni une échelle, elle est simplement en avance sur son temps
Apparence et masques, des visages et des figures, dévisager le monde tel qu’il est aujourd’hui pour mieux mettre à genoux celui de demain : voilà le thème que nous avons retenu au fil de ces pages. Voilà à quoi s’acharnent avec fluidité 5 auteurs qui derrière des plumes tantôt poètes, tantôt sèches, prennent de la hauteur. Car la plume n’est pas un drone, ni une échelle, elle est simplement en avance sur son temps. Elle ne craint pas d’autopsier l’urbanisation rampante et la pollution, qui trient les masses des privilégiés à coup de loyers inaccessibles et de catastrophes écolo-industrielles [sic...] soi-disant imprévisibles mais ça-devait-bien-finir-par-arriver-ma-petite-dame. Elle ne craint pas les fantasmes d’un homme, saignant du nez devant le rouge à lèvres ensanglanté d’une bimbo. Elle anime une poupée gonflable, insoumise et première castratrice en forme de pantin dont les fils sont chargés en testostérone. Elle ne craint pas les vertiges enfermés dans une micro-puce, quand l’écran devient vitre sans tain plutôt que le miroir de ses frustrations et faiblesses. Les octets s’aiguillent dans les veines. Et puis il y a les femmes, qui ont autant que les hommes leurs places dans ces cinq nouvelles. Qu’elles soient auteur ou en hauteur, voltigeuses, révoltées, violentes ou involontaires, qu’elles soient personnages au bout de l’histoire ou au bout du rouleau, elles rappellent que la Réalité ne peut pas être résumée à un nom féminin, ni au temps qui passe, ni au quotidien, ni à la fatalité. Non, car la réalité se chiffre aujourd’hui. En euros, en minutes, en point quelque chose, en like, en latence d’un signal d’un câble télécom qui transperce les océans ou d’une liaison GSM qui dessine autant l’amour que les ruptures. La Réalité est androgyne, car elle a épousé la technologie. Car elle avancera désormais toujours un peu plus masquée. Ainsi en ont décidé les Hommes. Et quel que soit son indice, son octane, son 2, son 3, son 5, ou son 95.0, il lui reste encore quelques kilomètres à faire. Autonome, elle n’attend désormais plus personne. La Science-Fiction non plus. Il ne reste plus au futur qu’à faire du stop en regardant passer cette Réalité, machine devenue machination. Le compteur lui, se porte bien.
« He’s choking, how? Everybody’s joking now
The clock’s run out, time’s up, over – blaow!
Snap back to reality, oh! – there goes gravity »Eminem – Lose Yourself
Article écrit par Maxime